édito

__ mot du directeur

FAIRE DURER la rencontre, entre les spectatrices* et les autrices, entre les auteures et les spectatrices, entre les spectatrices et les metteures en scène, entre les actrices et les actrices, entre nous et vous. FAIRE DURER une idée, un projet, une ambition. FAIRE DURER les semaines de représentations. FAIRE MÛRIR. FAIRE DURÉE, arrêter le temps, le flot. PRENDRE LE TEMPS, s’arrêter et regarder en avant. PROLONGER. FAIRE DURER un texte toute une saison. Son projet, son chantier. Tendre toute une saison dans cette direction. Vers cette île lointaine, vers LA PIÈCE PARFAITE…

Nous PARTICIPONS au projet singulier d’un théâtre. Vous êtes les spectatrices d’un moment unique. Nous vous INVITONS à une dramaturgie qui se fait en actes, en scènes, en fragments

agencés dans le temps, une durée volée aux courants de la ville et PARTAGÉE en ASSEMBLÉE. Partager ENSEMBLE, ici et maintenant, un moment unique. Le théâtre est un art de la durée, la construction dans le temps d’une architecture du raconter.

FAIRE DURER notre engagement auprès des actrices, jouer des spectacles longtemps, leur donner la chance de mûrir ensemble sur des semaines. S’engager sur, avec des auteures et des metteures en scène, faire connaissance dans le temps. Ne pas être un brûleur de talents, une usine à chair fraîche. Donner une chance, et une deuxième, et une troisième. Donner des chances, croire, faire confiance.

Au POCHE /GVE, les auteures vivantes c’est toute l’année. Les émergentes aussi. La création locale. Les artistes confirmées. Un engagement pour le public de douze mois par an. Des ateliers de septembre à mai. Au POCHE /GVE, c’est un festival qui dure toute une saison. Des spectacles du lundi au lundi en passant par les dimanches. Au POCHE /GVE, on peut voir tous les soirs autre chose même quand c’est la même chose. Au POCHE /GVE, c’est frais, livré directement de la productrice devant vos yeux.

Des chemins courts. Des travailleuses payées au prix juste. Toute l’année on est femmes, jeunes et vieilles, politiques et drôles, en archipels et chaudes comme le climat. Les textes ne s’opposent jamais au plateau : ils y éclosent. Au POCHE /GVE, on est résolument contemporaines et définitivement démodées : rien n’est aussi vieux-jeu qu’un texte. Nos électrons libres font l’after ENSEMBLE. Les droits humains nous laissent intranquilles et les âmes créatives se retrouvent à table, fourchette en main, pour débattre ensemble de ce planning de répétitions trop serré, évidemment trop serré. Un théâtre qui propose autre chose, particulier et spécifique, local et original. Comme on se désole sur toutes les avenues marchandes d’Europe de reconnaître les mêmes enseignes, pourquoi, tous les théâtres proposeraient-ils tous les mêmes grandes marques ? Nous offrons ici ce qu’on ne voit nulle part ailleurs.

Nous voyons bien que notre manière de faire société a changé. Nous ne pouvons pas revenir en arrière, là où la Terre était moins peuplée et que les gens vivaient en famille, dans des villages, dans un tissu dense et naturel de rapports sociaux. Il nous faut reconstruire ces rapports, réapprendre à être groupes. Nos manières de faire, de penser, de fabriquer, de produire exigent de nous des changements. L’écologie sociale et l’écologie environnementale exigent de nous de la durée. Le théâtre lui aussi ne peut plus faire comme avant, des pièces d’avant, dans des modalités d’avant. Les images prennent la place des mots. Les espèces disparaissent, et les mots, les phrases, les gestes de la solidarité humaine s’effacent avec elles. Tout est mis en œuvre pour écraser sous une chape de bruits et de marchandises les luttes d’émancipation des femmes et des nouveaux prolétaires, des sans-travail, des émarginées et des immigrées. TROUVER d’autres pays, HABITER d’autres contrées ; nous pouvons concevoir pour nous toutes sortes de nouvelles nationalités déterritorialisées, de nouvelles îles : la musique, la poésie, le théâtre…

Changer de point de vue sur nos paysages intérieurs. PARTAGER d’autres points de vue, regarder cette saison comme un archipel de la pensée, partir en voyage. Accoster les trois premières îles où on écrit en allemand, où on aime rire. Mais le rire est jaune, sombre, caustique, acide, il ébranle les certitudes et laisse intranquilles. Mettre le cap sur l’île de Sappho, l’île emblématique, symptomatique, pour remettre en perspective passé, présent et presque futur. Traverser les îles engagées, celles des tempêtes, des colères, des poings levés, celles qui donnent courage et envie de se lever et de sprayer des affiches et de manifester ! Et puis partir ENSEMBLE pour aller plus loin, penser ENSEMBLE et faire ensemble la dernière traversée vers LA PIÈCE PARFAITE. Partir d’où nous sommes, faire un voyage qui donne le courage d’agir ENSEMBLE, voilà la découverte que POCHE /GVE vous propose de faire cette saison.

DÉPLACER lentement nos manières de faire, poser des questions et se laisser le temps des réponses. Faire autrement, aller contre le flot. REDEVENIR ACTRICES du monde. Prendre la rue, MANIFESTER, prendre le plateau. Mais comme on ne s’improvise ni plombier (à la grande joie de nos voisines du dessous) ni assureuse (au grand dam de nos comptes), nous ne vous demandons pas de quitter votre rôle de spectatrice, bien au contraire ! Cette conscience éveillée, ce regard aiguisé, toutes ces questions que nous avons soulevées ENSEMBLE dans la DURÉE avec des pièces d’aujourd’hui, nous vous prions de nous les retourner. Nous vous demandons d’être des spectatrices actives, de nous commander la pièce que vous voudriez voir, celle que vous avez toujours attendue, la voix qui vous manquait. Questionnez le théâtre, cette machine ancienne, demandez-nous LA PIÈCE PARFAITE, revendiquez !

__mAthieu Bertholet

__ mot de la dramaturge

Tu aimerais rentrer

Mais le retour n’est plus possible

Tu aimerais manger des petites pâtes en forme de lettres

Et t’occuper des oiseaux dans le jardin

Et aller chercher les cigarettes pour ta grand-mère

Mais ce n’est plus possible

PARCE QUE LE PASSÉ EST HAS BEEN

Tu dois poursuivre ta route

Tu dois être dans le flux

Aller à la rencontre de ta LUMIÈRE

Grandir auprès de tes semblables

Tu as mis ta ceinture

POUR TA SÉCURITÉ

Et tu conduis

L’asphalte est délicieux

On ne parle pas assez de la douceur du goudron, quand il est lissé comme

ça à la main,

ventre doux, gris clair, amidonné

Ça glisse

Archipel des îles Nord

Tu tiens à distance tes fantômes

Les surgissements indécis

Tu ne sais pas si la stratosphère sera habitable

L’évanouissement rugueux des plaines

La lumière tempête des forêts

L’acharnement veineux des plateaux

L’allégresse viendra peut-être des mortes

C’est ce que pense BEATE dans sa station essence

Tu l’as déjà entendu dire ça

Développer cette théorie sur l’accidentologie

// c’est ça qu’est beau avec les accidents : si tu survis, tout change. //

Tu as déjà entendu JAYNE dire ça

// la chair se met à faisander quand nous sommes empêchés de continuer la

route. tant qu’on remue, on ne se décompose pas. //

Alors tu poursuis

Tu évites le choc final

Malgré ton avancement suspendu par ta supérieure, tes enfants à

mi-temps, tes vacances ratées en Thaïlande, ton absence de vacances, tes

voisines qui font l’amour trop souvent, tes dettes, ton envie encore de ça ou

ça, et surtout de ça

Et tu roules sur les longues routes de l’archipel des îles Nord

qui deviennent des viaducs, des ponts,

reliant la terre à la terre

Enjambant l’eau sans faille

La vitesse te submerge

fait vibrer les petits nerfs à l’intérieur de ton coeur

danser les arbres

gonfle tes poumons

Tu crames du carburant certes

Mais tu crames aussi cet article écrit par AGNÈS, cet article qui vient de

tout bousiller, qui vient de détruire ton oeuvre, tes années de lutte pour

arriver enfin à exposer dans cette foutue galerie, tu accélères et tu crames

l’image d’AGNÈS assise dans son salon, entourée de sa cour, tu accélères,

la route défile, tu respires, un peu, mais de nouveau tu es reprise par toutes

ces choses que tu as entendues, cette histoire d’adulte aux jambes trop

courtes, cette histoire d’inceste, ça cogne contre ta tête, // pourquoi elle ne

hurle pas là en voyant ça, pourquoi elle ne rameute pas les voisins, pour

témoigner // et tu te rends compte que toi aussi tu produis du récit, tu viens

toi aussi rajouter une bonne couche de // on dit // une bonne grosse couche

gélatineuse

C‘EST POUR ÇA QUE TU ES EN VIE ?

Pour rajouter du gras ?

Tu accélères

Tu chasses les images

Tu fonces

Tu te parles à toi-même

Tu parles à tes fantômes

Tu gagnes du temps avec eux

Tu les entretiens dans la nuit des phares

La musique, plus fort

PLUS FORT LA MUSIQUE

C’est toujours allé au bout du compte

Il y a toujours eu des hauts et des bas

Des épiphanies et des débâcles

La guerre par exemple

Le crash boursier par exemple

Ça finit toujours par passer non ?

Ce n’est qu’une question de balancier

Tu augmentes légèrement la température du chauffage intérieur de la

voiture

Un petit vent ouaté souffle sous tes pieds

C’est bien

Et tu accélères

Tu accélères à mort

Jusqu’à racler les bords

Tu longes les rives, rivages

Les flashs s’accumulent sur tes passages

Flash – FLASH – FLASH – FLASH –

FLASH

Est-ce vraiment possible que ton corps ait été expulsé

De ta voiture

De cette partie de l’archipel ?

Est-ce vraiment possible que le corps puisse ainsi faire cette trajectoire

au-dessus de l’eau ?

Sans prendre le bac

Sans prendre la vedette express

Tu n’es pas sûre de croire ce que tu vois

Tu aimerais mieux faire comme si de rien n’était

Fermer et ouvrir les yeux

Rentrer chez toi

Retrouver tes voisines

Mais tu ne peux pas nier que l’île Sud est douce

Que les rivages qui se découpent dans l’eau bleue

Le soleil qui éclaire la roche dorée

Offrent de nouvelles perspectives

Tu prends une grande inspiration pleine de salaison

Et si tu n’es pas victime d’une hallucination

C’est Sappho que tu vois apparaître devant toi

Sappho, Sappho ?

Oui. Sappho. La poétesse grecque est devant toi

Toi dont le trône étincelle,

ô immortelle Aphrodite, fille de Zeus,

ourdisseuse de trames,

je t’implore : ne laisse pas,

ô souveraine, dégoûts ou chagrins

affliger mon âme,

Et puis tu découvres le reste de l’île

Et là vraiment tu voudrais comme Sappho

Avoir une Déesse à implorer

À supplier

Parce que l’île déborde,

L’île est surpeuplée de femmes et d’hommes et d’enfants

comme toi

pas comme toi

Emballées dans des couvertures de survie, les yeux vidés, vides

Qui n’ont qu’elles-mêmes à proposer

Qui comme toi

Savent que tu ne peux pas retourner en arrière

La maison de ta grand-mère a été vendue

Et les gens la louent sur Airbnb

Vantant les espaces mobiles des architectures des années 70

Et les petites pâtes qui fabriquaient des mots au hasard sur le bord de ton

assiette ne sont plus produites par Lustucru

Parce que les industries locales ont fermé

Tu dois avancer

Tu dois avancer

C’est comme ça

POUR LE BIEN-ÊTRE DE TON CERVEAU

Rejoindre la prochaine île

En pirogue

Pourquoi pas en pirogue

Et tu arrives sur une nouvelle île

Une forêt épaisse

Des barricades

Des pancartes

Autant dire que tes bottines ne sont pas super adaptées, ni tes mocassins,

ni même tes baskets

Saloperie de saloperie

POURQUOI TU N’AS PAS DE BONNES CHAUSSURES ?

Depuis le temps que l’on te dit de te préparer

Que l’on te dit que ça ne va pas le faire les autoroutes et les supermarchés

Et toi tu as mis tes petites bottines à talon

Parce que tu voulais être mignonne si tu rencontrais Florence Minder ou

Manon Krüttli ou Jean-Louis Johannides ou Anna Lemonaki ou mAthieu

Bertholet ou

Et maintenant te voilà

Avec tes talons qui s’enfoncent dans la terre, qui t’empêchent d’avancer, la

boue qui s’amasse autour du talon haut, empêchant le mouvement

Tu dois enlever tes chaussures

Tu dois abandonner tes petites chaussures mignonnes au milieu de la boue

Parce qu’elles ne te servent à rien

À rien du tout

Pour traverser les barricades

Rejoindre les Soulevées

Tu croyais qu’elles seraient différentes

Mais ce sont des personnes comme toi

Qui ont beaucoup roulé sur l’autoroute

Qui ont beaucoup cramé de carburant

Qui ont beaucoup beaucoup aimé

Aimé cette vie

Mais tu vois bien qu’il y a des choses à dire

Des choses nouvelles à secouer

Et bien sûr si tu évoques encore une fois la douceur du bitume

Le sandwich, le sandwich club au thon mayonnaise

Avec le soda bien sucré

même le soda

Tu regretterais le soda ?

Tu repenses à AGNÈS

À ces choses qu’elle disait parfois

// Avec un gramme de coke dans le nez, pour lequel on compte trois

paysans décapités et sept filles mutilées lors de la guerre de la drogue au

Mexique, n’importe qui peut avoir les meilleures idées pour demander des

subventions pour un projet culturel avec des réfugiés. //

Maintenant il ne s’agit plus de ça

Mais Du luxe et de l’impuissance

Mais d’Alexis

Mais de That Moment

Mais d’American Dream

Mais du Monologue du dealer de ma rue

Mais du Bataclan

Mais de I Want a Wife

Tu as beau vouloir autre chose

Tu es sur l’arête de ce monde

L’EMPATHIE VIENT EN EMPATHANT

Finalement, toutes ces paroles

Toute cette scansion

Donne envie de vivre encore

De se battre encore

Et tu sens de nouveau le battement de ton coeur

Tu sens le désir simple

Qui n’a rien à voir avec H&M ou le Club Med, ou Rolex ou le mariage

En fait depuis quelques jours

Quelqu’un parle d’une autre île

Une île inconnue

Si on passe les récifs du doute et les eaux tremblantes

Il y aurait une nouvelle île

Tu as envie de croire à ça

Qu’il y a encore un territoire

Pas juste un lieu de résistance

Pas juste des barricades

Mais un endroit pour penser

Un endroit vierge

Vierge ? Encore un mot qui appartient à l’avant

Plutôt un espace vide, non répertorié, non drôné

Pour imaginer quelque chose ensemble.

__Julie Gilbert