WE COME AFTER


ÉCRITURE, POLITIQUE ET ASHES TO ASHES


ENTRETIEN VIDEO AVEC GERARD DESARTHE


WE COME AFTER
 

WE COME AFTER

George Steiner

 

 

La vocation du théâtre, on le sait, est de faire entendre la voix des morts. C’est avec cette mission-là, première et séminale, qu’Harold Pinter renoue dans la pièce qu’il écrit en 1996. Pièce testament, en quelque sorte, qui fait justice aux spectres qui l’ont hanté pendant les quelque soixante années qui le séparent alors de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Ashes to Ashes, dont le titre inscrit des problématiques au carrefour du music-hall, « Ashes to ashes, dust to dust, If the women don’t get you, the liquor must », et de la Bible, en passant par David Bowie, travaille l’entre-deux, le décalage ou le parallèle. Pinter y plante un décor on ne peut plus pinterien mais y donne à entendre, plus explicitement que dans d’autres pièces, le traumatisme de l’histoire. Comme toujours chez Pinter l’intime est le lieu du politique et le politique se traite sur le mode du domestique.

Cette pièce aux accents de Terre Vaine explore la polémique comparaison établie par Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux. Barthes, qui cite ici Bruno Bettelheim, y compare l’amant délaissé et le prisonnier de Dachau : « La catastrophe amoureuse est peut-être proche de ce qu’on a appelé, dans le champ psychotique, une situation extrême, qui est « une situation vécue par le sujet comme devant irrémédiablement le détruire » ; l’image en est tirée de ce qui s’est passé à Dachau. N’est-il pas indécent de comparer la situation d’un sujet en mal d’amour à celle d’un concentrationnaire de Dachau ? L’une des injures les plus inimaginables de l’Histoire peut-elle se retrouver dans un incident futile, enfantin, sophistiqué, obscur, advenu à un sujet confortable, qui est seulement la proie de son imaginaire ? Ces deux situations ont néanmoins ceci de commun : elles sont, à la lettre, paniques : ce sont des situations sans reste, sans retour : je me suis projeté dans l’autre avec une telle force que, lorsqu’il me manque, je ne puis me rattraper, me récupérer : je suis perdu, à jamais. »

Barthes soulève le double problème de la nature de la comparaison (Dachau est lu comme la métaphore d’une douleur autre) et de sa légitimité, et celui de l’impossible délimitation du lieu concentrationnaire dont Auschwitz est devenu le paradigme. Le chronotope Auschwitz n’existe que dans une temporalité délimitée. Il n’en finit pas de ricocher dans la réalité post-traumatique qui est la nôtre. C’est ce ressassement-là que Pinter explore dans Ashes to Ashes.

C’est dans Ashes to Ashes que Pinter, sous la surface presque lisse d’un vaudeville teinté de surréalisme dans la pièce, aborde le plus directement la question judéocide de la Shoah. Il ne se contente pas d’y décliner les angoisses de persécution déjà présentes dans les pièces plus anciennes comme La Chambre ou Le Gardien mais propose une pièce sur les images de la Shoah et leur capacité à hanter l’homme contemporain. Interrogé pour savoir si Ashes to Ashes était une pièce sur le nazisme, Pinter répondit : « Non, je ne pense pas du tout que ce soit le cas. C’est à propos des images de l’Allemagne nazie, je ne pense pas que quiconque puisse un jour s’ôter ça de la tête. » Alors que le personnage du Juif hante les pièces de Pinter, lui-même issu d’une famille juive de l’East End londonien, et que l’univers concentrationnaire déshumanisant se dessine sous les contours des espaces de menace que sont l’hôpital psychiatrique par exemple (Le Gardien), ce n’est qu’avec Ashes to Ashes que l’auteur reconnaît s’attaquer frontalement ou presque à l’indicible horreur de la Shoah.

Ashes to Ashes élabore une tentative explicite de mettre au jour un langage de l’après, une poétique de la hantise.

 

 

extrait du livre Mettre en scène Harold Pinter de Elisabeth Angel-Perez, traduit par Brigitte Gauthier, 2011


 

ÉCRITURE, POLITIQUE ET ASHES TO ASHES
 

Pourriez-vous nous dire ce qui vous a poussé à écrire Ashes to Ashes ?

 

Ashes to Ashes traite de deux personnages, un homme et une femme, Devlin et Rebecca. De mon point de vue, la femme est simplement obsédée par le monde dans lequel elle est née, par toutes les atrocités qui ont été commises. En fait, ces atrocités semblent faire partie de son expérience alors qu’en réalité, je crois qu’elle n’en a elle-même subi aucune. C’est tout l’objet de la pièce. J’ai moi-même été obsédé par ces images pendant des années, et je suis sûr que je ne suis pas seul dans ce cas. J’ai grandi pendant la Seconde Guerre mondiale. J’avais une quinzaine d’années à la fin de la guerre ; Je pouvais écouter, entendre et tirer mes conclusions, aussi ces images d’horreur, cette illustration de l’inhumanité de l’homme envers l’homme ont-elles laissé une impression très forte dans mon esprit de jeune homme. En réalité, elles m’ont accompagné toute ma vie. On ne peut pas leur échapper parce qu’elles ne vous lâchent tout simplement jamais. C’est le sujet de Ashes to Ashes. Je pense que Rebecca incarne cela.

 

S’agit-il d’une pièce sur le nazisme ?


Non, je ne le pense pas du tout. C’est une pièce sur les images de l’Allemagne nazie ; Je ne crois pas qu’on puisse se sortir ça de la tête. L’Holocauste est probablement la pire chose qui soit jamais arrivée parce qu’il s’agissait d’un projet calculé, délibéré, précis, parfaitement archivé par ceux-là même qui commettaient les crimes. Leur manière de voir les choses est très instructive. Ils comptaient combien de personnes ils assassinaient chaque jour, et ils considéraient cela, me semble-t-il, comme une chaîne de production automobile. Combien de voitures pouvez-vous sortir par jour ? Et puis vient l’éternelle question : combien de gens savaient, et combien ne savaient pas ? (....)

Ainsi, dans Ashes to Ashes, je ne parle pas seulement des nazis ; je parle de nous, de notre propre conception de notre passé et de notre histoire et de ce que cela peut avoir comme répercussions sur notre présent.

 

Autres voix, Prose, Poésie, Politique 1948-1998, Extraits d’une interview, Harold Pinter, 6 décembre 1996

 

 

Ashes to Ashes me semble se dérouler sous l'eau. Une femme qui se noie, sa main se tendant vers la surface à travers les vagues, retombant hors de vue, se tendant vers d'autres mains, mais ne trouvant là personne, ni au-dessus ni au-dessous de l'eau, ne trouvant que des ombres, des reflets, flottant ; la femme, une silhouette perdue dans un paysage qui se noie, une femme incapable d'échapper au destin tragique qui semblait n'appartenir qu'aux autres.

Mais comme les autres sont morts, elle doit mourir aussi.                                 Harold Pinter 

 

Extraits de la conférence prononcée le 7.12.2005, à l’occasion de la remise de son prix Nobel de littérature


 

ENTRETIEN VIDEO AVEC GERARD DESARTHE
 


 

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