JEAN-QUENTIN CHÂTELAIN, UN AMOUR DE PYTHON


ENTRE CHÂTELAIN ET SON PUBLIC, C’EST GROS CÂLIN


ACTEUR SUISSE DONNE UN GROS-CÂLIN


GROS-CÂLIN, L’ILLUSION LITTERAIRE PORTEE A LA SCENE


ENTRETIEN AVEC BERANGERE BONVOISIN


JEAN-QUENTIN CHÂTELAIN OU LA TENDRESSE DU PYTHON


L'ILLUSION DÉCHIRANTE D'UN BONHEUR QUI SE REFERME


LA PRESSE EN PARLE


JEAN-QUENTIN CHÂTELAIN, UN AMOUR DE PYTHON
 

Alexandre Demidoff, Le Temps, 19 décembre 2014

 

L’acteur suisse magnifie la verve follement comique de Romain Gary alias Emile Ajar. Sur la scène du Poche à Genève, il déroule une fable déchirante et farceuse où il est question d’un python et d’un amour impossible.

 

L’auteur adulé de La Promesse de l’aube a 60 ans à l’époque, il fume son Davidoff, veille sur l’actrice Jean Seberg dont il a divorcé, mais qui habite toujours dans la même maison que lui à Paris; il s’effondre quand la nuit tombe, panique à bord et c’est pas peu dire; mais il écrit comme à 16 ans, quand sa mère le couvait des yeux. Bon qu’à ça, va: affabuler. Gros-Câlin sort d’un encrier qui pourrait être un bénitier. Gary voudrait être Dieu, c’est-à-dire ressusciter sa jeunesse. Ajar est son printemps: sous ce masque, il est lui-même, hors étiquette, hors révérence, hors syntaxe sociale.

Jean-Quentin Châtelain entre en scène, comme la vapeur dans le hammam, vague et entêtant. Il porte une djellaba noire, une barbe saharienne. Il ne marche pas droit et c’est en soi une figure de style: tout zigzague dans Gros-Câlin, la phrase, la pensée, le héros; tout se déboîte aussi. Le djinn est dans la boîte. L’acteur débonde la première phrase, comme on débouche un rhum ancien: «Je vais entrer ici dans le vif du sujet, sans autre forme de procès.» La phrase coule, mais avec épaisseur. Rien de vif, tout d’onctueux. Jean-Quentin Châtelain est théâtralement élastique. Il étire sa sentence, pour mieux la précipiter dans une fosse gauloise hantée par Rabelais.

Roman peau de banane

Qui est-il? Lui-même dans l’extase du soliloque, comme l’hiver passé, sur cette même scène, dans le jardin napolitain de Blaise Cendrars (Bourlinguer, monté par Darius Peyamiras). Mais encore? Il est Michel Cousin, un rond-de-cuir comme on dit dans les romans de Gogol, qui zieute Mademoiselle Dreyfus, une Noire de Guyane qui porte une jupe courte et affiche une poitrine emphatique. Quand il la croise dans l’ascenseur, il se sent sismique; il lui parle de son python, qu’il a ramené d’Afrique et baptisé Gros-Câlin. L’effet d’une telle confidence est assuré: la débandade.

Gros-Câlin relève du sabotage amoureux. Gary glisse des peaux de banane à tous les coins de page. La raison dérape, la fable prolifère. Ce roman vaut comme allégorie: à un moment, le python s’échappe de l’appartement de Cousin par les tuyaux, s’infiltre jusqu’à la cuvette de la voisine, Madame Champjoie du Gestard, la surprend, d’un petit coup de tête bien placé, alors qu’elle prend ses aises; cet animal de deux mètres vingt, avide d’orifice, vaut comme figure de l’auteur. Gary se glisse entre les barreaux des célébrités obligées pour renaître sous une autre forme. Gros-Câlin est sa doublure, c’est-à-dire son salut.

La grandeur du spectacle, c’est qu’il l’est aussi pour Jean-Quentin Châtelain. Est-ce la patte de la Française Bérangère Bonvoisin, son metteur en scène? Il habite le texte avec une joie enveloppante, se lovant dans sa drôlerie, serpentant jusqu’à sa source, cette bouche d’égout d’où tout procède, le dégoût de soi, l’appel des soirs orphelins et l’espoir, mais oui, d’une paire de bras qui vous absorbe. Il s’épanche en Cousin sous les doigts de Mademoiselle Dreyfus devenue prostituée: «Ses poils étaient encore un peu mouillés, car elle en avait avec abondance, mais je pensais aux gouttes de rosée, à l’aube, à la tendresse matinale. Je continuais à pleurer un peu du nez par ablation de l’espoir.»

Gros-Câlin fait du bien à son interprète. Et à nous aussi.


 

ENTRE CHÂTELAIN ET SON PUBLIC, C’EST GROS CÂLIN
 

Katia Berger, La Tribune de Genève, 19 décembre 2014

 

L’inouï Jean–Quentin Châtelain conclut l’année au Poche en embrassant « Gros-Câlin », le python imaginé par Emile Ajar

 

Un décor de salle de bains. Surfaces en mosaïque jaune et noire, au milieu desquelles Jean-Quentin Châtelain surgit pieds nus, vêtu uniquement d’une djellaba sombre. Cheveux en bataille, barbe blanche, il plisse ou relâche les traits tandis que sa voix tantôt sculpte les consonnes ou nasille les voyelles. Son corps agile et massif occupe l’espace comme le soleil la voûte céleste. C’est parti, la rencontre avec le public peut avoir lieu.

 

Et l’ambiance ne retombera pas une heure vingt durant. On l’a rien que pour soi, entre privilégiés, ce colosse de la scène romande, revenu seul au Poche, où il avait triomphé la saison dernière avec Bourlinguer, de Blaise Cendras. Le comédien ne se mêle plus aux troupes, il rayonne désormais en solitaire sur les plateaux, sans rival à éclipser, circonscrivant un genre théâtral quelque part entre salon littéraire et one man show.

 

Ogre de la déclamation

 

Après les récits portuaires de l’écrivain jurassien, ce sont les pages de Romain Gary qu’avale tout cru notre ogre de la déclamation. Celles que, sous le nom d’emprunt d’Emile Ajar, l’auteur de La Promesse de l’aube a consacrées en 1974 à la relation fusionnelle, voire étouffante, entre le statisticien Cousin et son python Gros-Câlin.

 

Grand absent de la délicate mise en scène de Bérangère Bonvoisin, le python en question. Point de reproduction caoutchouteuse du reptile, ni d’imitation rampante de la part de l’acteur. Et pour cause : le constricteur est censé se matérialiser de toutes les façons autres que physique. Dans le monologue du protagoniste, dans le style même de Gary, dans les symboles qui sinuent tout au long du texte, le serpent est omniprésent. Tentaculaire.

 

Python amateur d’orifices

 

Monsieur Cousin : un de ces employés banals et solitaires, un brin paranoïaques, qui veulent entendre dans le « bonjour » d’une collègue « négresse » un début de déclaration amoureuse, et vont entre-temps se soulager chez les « bonnes putes ». Qui hait le monde, mais souffre cruellement de son incompréhension. D’un voyage organisé en Afrique, il ramènera un python de 2,20 m, pour compenser son « manque de bras » endémique. Il lui donne un nom en hommage à leurs étreintes.

 

Seule ombre au tableau : l’humain Cousin s’identifie aux souris blanches dont il doit nourrir son animal de compagnie. Aussi est-ce parce qu’il est sous-alimenté que le boa »amateur d’orifices » s’aventure un jour dans les canalisations des WC et s’en va chatouiller la « mistouflette » de la voisine du dessous ? Toujours est-il que les tribulations de l’ophidien se confondent avec celle de l’homme, entraînant également celles de la pensée et de son expression.

 

De nœuds en spirales, d’ondules, d’ondulations en suffocations, la parole de Cousin/Gary/Châtelain s’enroule et se déroule, resserre ses anneaux autour des images associées au serpent. Qu’il apparaisse comme un phallus, un boyau ou la métaphore d’un racisme larvé, le reptile figure surtout un mode de langage. Une langue fourchue qui se retourne sept fois sur ses propres paradoxes avant de se livrer dans le chant du récitant.

Le public se pourlèche. Se tord de rire, à l’unisson, devant les chausse-trappes du propos. Suspend sa respiration quand celui-ci se fait tendre ou amer. Les antennes réceptives aux réactions qu’il suscite, Jean-Quentin Châtelain ne cabotine qu’à peine. Mais on sent que l’entrain général l’encourage dans son jeu de comique. Au point qu’on le surprend dans une mue. Là, à quelques mètres, à travers sa bouche, son corps, Romain Gary se fait Raymond Devos. Et Gros-Câlin sonne soudain comme une variation du célèbre sketch Mon chien, c’est quelqu’un.


 

ACTEUR SUISSE DONNE UN GROS-CÂLIN
 

Cécile Gavlak, www.leprogramme.ch, décembre 2014

 

Les yeux et les propos du comédien Jean-Quentin Châtelain emmènent dans les profondeurs. Difficile d’écouter à moitié cet homme né à Genève, ayant grandi en Haute-Savoie où il garde un pied à terre, et originaire du Jura. Des histoires, Jean-Quentin Châtelain en a beaucoup à raconter. Tranquillement attablé, à la terrasse du Café de l’Hôtel de Ville, à deux pas du Théâtre Le Poche, il livre d’abord la sienne, d’histoire. Il aime les Jurassiens « pour leur esprit libre ». Au moment où on le rencontre, Jean-Quentin Châtelain revient justement de deux jours à La Brévine, où il est allé se recueillir en souvenir de sa mère. Silence. Gary parlait aussi beaucoup de la sienne tout au long de son œuvre. Les deux hommes s’imbriquent d’emblée. Au Poche, Jean-Quentin Châtelain s’apprête à reprendre son monologue Gros-Câlin, mis en scène par Bérangère Bonvoisin.

 

A plus de 50 ans, le comédien vit à Paris et ne cesse d’explorer l’art de la scène. Dans les interviews, Jean-Quentin Châtelain compare souvent le jeu d’acteur à un saut dans le vide. Pour ça, il faut se mettre en condition avant de se lancer. « Avant d’entrer en scène, je me fatigue. Les jours où je joue, je me lève à 5 heures du matin, je marche beaucoup, je me sur-fatigue pour me mettre déjà dans un étant second. J’arrive ainsi à une sorte de lâcher-prise… Car, sur scène, il ne faut pas être mou, il faut de la présence. »

 

Conteur ou comédien ? Lui-même se dit souvent de la première catégorie, mais l’art de l’acteur est en lui, c’est certain. « J’aime avant tout raconter des histoires. Mais tous les monologues que j’ai interprétés ces dernières années sont à chaque fois des rencontres avec quelqu’un qui a vraiment existé, et auquel je m’identifie. J’aime me mettre dans la peau de quelqu’un d’autre. C’est bien le propre de l’acteur. »

 

Gary et la mue


Au Poche, c’est donc en Romain Gary que Jean-Quentin Châtelain va plonger. Avec Gros-Câlin, l’auteur de La vie devant soi signait en 1974 son premier ouvrage sous la plume d’Emile Ajar, son pseudonyme. Gros-Câlin raconte l’histoire de Monsieur Cousin, personnage qui travaille dans un bureau de statistiques et qui ramène un python d’Afrique, qu’il appelle Gros-Câlin. Mais l’atypique animal s’avérera autant un réconfort pour le protagoniste qu’une gêne pour son voisinage.

 

Cette histoire de mue (mue du serpent, mue du personnage et mue de l’auteur) retentit loin en Jean-Quentin Châtelain. « On est sans cesse en train de muer dans la vie. Quand on ne change plus, c’est qu’on est mort. C’est très intime comme question, car la mue est quelque chose d’interne, qui se révèle dans un deuxième temps et qui nous surprend, parfois. Je comprends Gary qui voulait devenir quelqu’un d’autre en changeant de nom. En tant que comédien, on se transforme dès qu’on enfile le costume. »

 

Une enfance atypique


Dès sa naissance, Jean-Quentin Châtelain débarquait dans un monde atypique. Le couple de Jurassiens que formaient ses parents vivait à bord d’un camion, sur les routes. Cette vie nomade dura huit ans au total. Le couple arpentait les galeries, et pratiquait l’art, la peinture pour le père et la sculpture pour la mère. « Ils étaient des hippies avant l’heure », raconte le comédien. « Mon père avait été avocat à Genève pendant dix ans, il avait acquis un appartement dont le loyer leur permettait de subvenir à leurs besoins. » Jusqu’à l’âge de 2 ans, le petit Jean-Quentin grandit dans ce camion, avec sa sœur aînée également, avant que la famille s’installe dans une maison.

 

Quand le jeune Jean-Quentin Châtelain tombe dans le théâtre par le biais de l’école, les parents se montrent donc ouverts. « Ils nous emmenaient parfois au théâtre », glisse-t-il. Ses premiers souvenirs, Jean-Louis Barrault ou Tadeusz Kantor, par exemple, lui forgent des références de taille. Georges Wod, ancien directeur du Théâtre de Carouge, l’encourage plus que vivement à poursuivre dans cette voie. Puis, conservatoire, haute école, et des expériences avec des metteurs en scène renommés.

 

Après Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertész, ou Lettre au père de Kafka ou encore Bourlinguer de Blaise Cendrars, vu au Poche l’an passé, l’acteur aborde donc Gary. Ce texte, profond et poétique, est plein de calembours qui rendent la langue humoristique. « C’est nouveau pour moi. Je me rends compte que j’ai interprété des textes très durs jusqu’ici. J’aime la gravité, mais j’aime aussi le tragi-comique, le contraste. La vie est comme ça aussi. »

 

« Un gros câlin, ce n’est pas forcément sexuel, ça peut venir de sa maman ou d’un ami », conclut-il à propos de la pièce. C’est un besoin de chaleur dont on manque souvent… » Jean-Quentin Châtelain donne la sensation d’un gros câlin, un flux de pensée, de philosophie et de poésie, tout cela bouillonnant dans un seul homme. On espère ne pas l’avoir vidé. Mais il repart, chapeau vissé sur la tête, semble-t-il d’attaque pour la série de représentations à Genève.


 

GROS-CÂLIN, L’ILLUSION LITTERAIRE PORTEE A LA SCENE
 

Anne Maron, Go out, décembre 2014 -janvier 2015

 

Romain Gary, Emile Ajar. Un même auteur pour un roman qui a défrayé la chronique à sa sortie en 1974. Farce, imposture ou illusion littéraire, Gros-Câlin s’est transposé au théâtre sous la direction de Bérangère Bonvoisin, avec une scénographie trompeuse et un comédien caméléon. La pièce sera présentée dès le 17 décembre au théâtre Le Poche à Genève.

 

A l’origine, ce devait être un livre érotique, voire pornographique. Il avait même déjà un titre: La Solitude du python. Mais c’est vers une toute autre histoire que s’est tourné Romain Gary, choisissant pour la première fois le pseudonyme d’Emile Ajar. Renommé Gros-Câlin, le roman dresse le portrait drôle et touchant de M. Cousin, dont certains diront qu’il est un alter ego de son auteur, enfermé dans une routine ennuyeuse et solitaire, à la recherche de quelqu’un à aimer. Ce manque, il le comblera grâce à Gros-câlin, un python adopté qui s’adapte non sans mal à la vie citadine. L’adaptation théâtrale mise en scène par Bérangère Bonvoisin adopte un point de vue plus dramaturgique et philosophique, évoquant le parallèle entre les conditions de liberté humaines et animales, et toujours fidèle à une écriture qui trouve son équilibre entre le rire et les larmes.

 

Entre réel et fiction

 

Toute la scénographie de la pièce repose sur la deuxième fin «écologique» du roman, initialement souhaitée par l’auteur lors de son écriture en 1974, rééditée en 2007. Emile Ajar/Romain Gary avait en effet pensé à une inversion totale des rôles entre les deux figures principales. Accompagnée du scénographe Arnaud de Segonzac et de Ricardo Aronovich pour l’éclairage, Bérangère Bonvoisin s’est inspirée des peintures animales de Gilles Aillaud et de la lumière utilisée des films fantastiques pour créer un univers qui jongle entre le réel et la fiction. Nous trouvons-nous dans un deux pièces ordinaire, ou bien dans une cage de zoo? Le doute est permis, et même recherché pour mieux affirmer la dimension de mue et de métamorphose d’un personnage principal aux multiples facettes.

 

Métamorphoses

 

Seul en scène, Jean-Quentin Châtelain porte la pièce dans ses plus profonds arcanes. A travers un unique comédien, ce n’est pas un monologue mais bien plusieurs personnages qui prennent corps: M. Cousin d’abord, qui navigue entre l’espoir et le désespoir, le python gracile et sinueux, «mais aussi Romain Gary faisant sa mue pour devenir Emile Ajar», complète Bérangère Bonvoisin.  Sa capacité à endosser ces différents rôles passe avant tout par celle de se mouvoir sur scène, tantôt gauche, tantôt avec agilité. «Malgré son corps imposant, Jean-Quentin a une grâce et une légèreté qui nous fait penser à un python», reconnaît la metteur en scène. L’illusion continue...

 

Un auteur caméléon

 

Premier texte publié sous le nom d’Emile Ajar, et avec un style totalement différent de ses romans précédents, Romain Gary parvient à se faire passer pour un jeune écrivain alors qu’il a déjà 60 ans. Une métamorphose de l’auteur discrètement matérialisée par le personnage de Gros-Câlin. C’est donc une véritable farce que Romain Gary, l’écrivain caméléon, entreprend à travers ce roman, alimentée par une écriture aussi sinueuse que le python et dans laquelle il glisse des mots inventés. Malgré l’hilarité qu’il dégage, ce langage «ajarien», comme aime le qualifier Bérangère Bonvoisin, cache des sujets plus sensibles derrière une «ironie féroce». Et la metteure en scène de conclure: «j’aime beaucoup Romain Gary, mais je préfère encore Emile Ajar!»


 

ENTRETIEN AVEC BERANGERE BONVOISIN
 

Laurence Tièche-Chavier, Scènes Mag, décembre 2014 - janvier 2015

 

“Je me suis toujours été un autre” écrit Romain Gary dans “Vie et mort d’Émile Ajar”. Monsieur Cousin, le personnage du roman, n’est pas tout à fait notre frère, comme Émile Ajar n’est pas tout à fait le fils de Romain Gary. On s’égare dans un univers trouble, entre imaginaire et réalité, entre cauchemar et tragi-comédie.

Bérangère Bonvoisin met en scène ce texte-dédale et affirme que pour elle, le python c’est Jean-Quentin Châtelain...

 

Entretien avec Bérangère Bonvoisin, metteure en scène et comédienne.

 

Jean-Quentin Châtelain est une vraie nature, dont on n'oublie pas la stature et le charisme une fois qu'on l'a vu sur scène, surtout dans les monologues. Avez-vous choisi de mettre en scène Gros Câlin en pensant à lui, ou le choix du comédien s'est-il imposé par la suite?

 

C’est forcément un atout que ce soit Jean-Quentin Châtelain qui joue ce texte, car il faut en même temps l’histoire poétique et mélancolique d’un homme vieillissant, dans sa solitude, sa quête, son besoin de quelqu’un à aimer et dans le même temps, une part importante d’enfance, et meme de farce, allant jusqu’à la folie. Il y a eu la rencontre entre Jean-Quentin Châtelain et ce personnage. Je connais et apprécie Jean-Quentin depuis longtemps ; nous avions même joué ensemble en 1982, au Théâtre National de Chaillot avec Antoine Vitez, dans une pièce écrite et mise en scène par Bruno Bayen,  « Schliemann ».

Ici, il y a eu rencontre aussi avec Frédéric Franck, producteur de Gros-Câlin et directeur du Théâtre de L'Oeuvre, qui m'avait demandé en 2006 de mettre en scène Fanny Ardant, seule, dans le monologue de Marguerite Duras, « La Maladie de la Mort ».

La genèse du spectacle Gros-Câlin,  c'est d'abord  en 2002 l'adaptation du roman de Ajar/Gary par le grand acteur Thierry Fortineau décédé en 2006. C'est déjà Frédéric qui produisait le spectacle de Thierry, dans une mise en scène de Patrice Kerbrat et c'est encore Frédéric qui a eu l'idée que cette adaptation soit reprise par un autre grand acteur, en l'occurrence Jean-Quentin Châtelain, dans une autre mise en scène et une adaptation plus courte. Frédéric nous a demandé à Jean-Quentin et à moi si cela nous plairait de travailler ensemble là-dessus ; nous avons l'un et l'autre accepté avec enthousiasme et Frédéric nous a donné carte blanche. A partir de là, Jean-Quentin et moi avons travaillé en complet accord sur les choix des coupes à faire dans le texte, et sur le choix du costume, et Jean-Quentin a aimé et accepté nos choix plutôt métaphysiques, à mes collaborateurs et moi, du cadre, de la scénographie et des lumières, sans aucun problème d'aucune sorte. Nous avons fait un mois de répétition ensemble dans le bonheur de l'invention, de la recherche et de la complémentarité en confrontant nos points de vue parfois différents sur la dramaturgie, pour les additionner sans frustration réciproque. Un monologue, ou un soliloque, ne peut se travailler comme une mise en scène d'une pièce à plusieurs personnages et je ne crois pas qu'on puisse employer le terme de "direction", plutôt celui d'échanges. Dès le soir de la première représentation, il y a forcément appropriation du comédien dans son rapport au public. Alors oui, j'aime encore plus certaines représentations que d'autres mais c'est une « liberté » nécessaire, et c'est normal que dans un tel texte qui oscille entre le tragique et le comique, qui oscille entre l'histoire de Monsieur Cousin, le narrateur, avec son python, et l'histoire de l'écrivain Gary se métamorphosant en Ajar, il y ait parfois quelques différences d'une représentation à l'autre, comme pour un funambule ou un musicien de jazz, certaines couleurs plus comiques ou plus douloureuses sont plus ou moins accentuées.


Qu'est-ce qui vous touche et vous attire dans ce roman d’Ajar/Gary : la solitude, la vulnérabilité, la part d'irréalité, le dédoublement de l'auteur et dans une certaine mesure du personnage ?

 

Tout ça bien sûr et plein d'autres choses. Ce qui me touche en premier c'est cette écriture flamboyante, cet incroyable langage inversé, inventé, « ajarien ». La réussite de ce style d’écriture, épousant les mouvements d’un python, faisant des nœuds, des anneaux sinueux, reptilien et tellement humain ! Il existe deux fins différentes au roman, et c'est cette fin inédite que Fortineau ne connaissait pas, puisque éditée seulement après sa mort, qui m'a aidée pour la dramaturgie du spectacle.

Ça commence et ça finit dans un zoo, mais est-ce nous qui regardons le python ou est-ce lui qui nous regarde ? Est-ce lui qui est en cage ou est-ce nous ? Dès les premières lignes du texte, il est question de deux compagnons de la Libération, deux résistants, Jean Moulin et Pierre Brossolette, de leur résistance mais aussi de leur camouflage, de leur « être aux aguets », puis plus loin et sans jamais se départir d’un humour féroce, de l'Afrique, de la prostitution (le premier projet de Romain Gary était d’écrire un roman érotique), du besoin d'être aimé, d'être sans « étiquettes ».

Et Ajar glisse, l’air de rien, sa haine du racisme, son combat pour l'utopie, pour, comme il le dit lui-même, « la fin de l'impossible ». Et la question qu'il pose sur ce que serait ou non la folie, sur ce que serait un devenir animal. Si on ne raconte que l’histoire, ça a l’air d’être seulement une fable comique, un conte hilarant, mais c’est beaucoup plus profond, c’est pour moi un roman philosophique d’une certaine manière, non seulement sur la solitude dans une grande ville, mais sur ce que c’est que la liberté, pour les hommes et pour les bêtes.

 

Vous êtes comédienne et metteure en scène : trouvez-vous votre équilibre dans ces deux activités? Y en a-t-il une que vous affectionnez plus que l’autre ?

 

Je ne sais pas trop si j'y trouve un équilibre ou un déséquilibre volontaire (rires). Parfois on préfère regarder qu'être regardée. Mais oui, je crois que c'est parce que je suis actrice au départ que les actrices et acteurs me font confiance. C'est comme de partager un secret.

 

Quels sont vos plus beaux souvenirs de théâtre?

 

Votre dernière question est difficile, j'ai tant de beaux souvenirs…Aujourd'hui je dirais « Amphitryon » de Kleist dans la mise en scène de K.M. Gruber et le décor de Gilles Aillaud. Et toujours de Kleist, « La Cruche cassée »,  avec mon compagnon disparu en 2001, Philippe Clévenot. Et Clévenot toujours dans « Artaud, Jouvet, Enzensberger, et Marlowe » avec Bertrand Bonvoisin, mon frère disparu en 1991. Sinon, les répétitions de  Gros-Câlin avec Jean-Quentin sont d'ores et déjà une des belles traces (rires).

 


 

JEAN-QUENTIN CHÂTELAIN OU LA TENDRESSE DU PYTHON
 

Alexandre Demidoff, Le Temps-Sortir, décembre 2014-janvier 2015

L'acteur suisse serpente dans la peau de «Gros-Câlin», roman de Romain Gary

 

S'échapper par la marge. En 1974, Romain Gary a 60 ans et il écrit comme quand il était adolescent, en soldat de la lettre insatiable, jetant sur la page chaque matin sa part de fantaisie, de douleur, coulant ses blessures dans celles de ses créatures. Romain Gary a été aviateur pendant la guerre, il a défié les airs et les nazis. Il a été chéri par des femmes éblouissantes, la romancière Lesley Blanch qu'il épouse après la guerre; l'actrice Jean Seberg avec qui il se mariera au début des années 1960. Il collectionne les honneurs, le Prix Goncourt en 1956 pour Les Racines du ciel. Mais il ne pense qu'à ça: écrire. Et il rage d'être devenu un totem de la République: les commentaires plus ou moins convenus fleurissent à chacune de ses publications.

Gary voudrait estomaquer le public comme au premier jour. Il écrit Gros-Câlin, l'histoire de Michel Cousin, rond-de-cuir sentimental qui se prend de tendresse pour un python de 2,20 mètres. Ce roman, il le signe Emile Ajar et le publie aux Editions Mercure de France - son éditeur habituel est Gallimard. Le succès est fracassant. On parle d'un jeune auteur mystérieux qui vivrait au Brésil. Gary rit sous cape.

Cet art de filer par la marge, c'est aussi celui de Jean-Quentin Châtelain. L'hiver passé, au Poche déjà, l'acteur effeuillait un jardin napolitain capiteux où Blaise Cendrars a laissé un peu de son âme. Il sonnait le glas de l'enfance, en veilleur hostile et vulnérable. Le spectacle s'appelait Bourlinguer - titre du recueil d'où le texte était extrait. Guidé par Bérangère Bonvoisin, Jean-Quentin Châtelain se faufile cette fois dans le monde d'Ajar en acteur-python.


 

L'ILLUSION DÉCHIRANTE D'UN BONHEUR QUI SE REFERME
 

Brigitte Salino, Le Monde, 10 décembre 2013 

 

 

Pour Gros-Câlin, Jean-Quentin Châtelain est seul en scène. Aussi seul que Cousin, le célibataire sans prénom du roman de Romain Gary (réédité par Gallimard en 2012), qui aligne des statistiques toute la journée, dans un bureau, puis rentre dans son petit appartement, où l'attend son python. Il était en voyage à Abidjan quand il l'a vu devant l'hôtel où il logeait. Et aussitôt, il a ressenti pour ce python de 2,20 m « une amitié immédiate, un élan chaud et spontané, une sorte de mutualité ». Une fois dans sa chambre, l'animal s'est enroulé autour de lui, lui faisant un gros câlin qui lui valut son nom.

Quand on voit cette histoire au théâtre, dans l'adaptation resserrée qu'en a faite Thierry Fortineau, on y trouve le meilleur de Romain Gary : l'esprit plutôt que le style. Soit une vision grinçante de l'existence, qui semble vouée à une solitude irrémédiable.

Cousin éprouve des angoisses insubmersibles et se protège avec des extravagances d'actes et de pensées qui le rendent terriblement drôle, parce que, pour lui, elles vont de soi. Mais rien ne va, au fond, dans sa vie. Gros-Câlin n'est qu'un rêve, l'illusion déchirante d'un bonheur qui se referme quand, pour finir, il emmène le python pour le donner au zoo.

 

Que Jean-Quentin Châtelain s'empare de cette histoire ne peut pas mieux tomber: il faut une certaine qualité de souffrance, liée à une présence, pour être un Cousin de théâtre. L'acteur possède ces qualités, et mieux encore : il est hors du temps. Il suffit qu'il entre en scène et dise : « Je vais entrer dans le vif du sujet, sans autre forme de procès», pour que tout s'oublie, sinon l'instant des mots que l'acteur semble porter en lui de toute éternité, comme un voyageur venu de loin, qui aurait traversé les landes de vies innombrables et viendrait dire ce qu'il en fut.

Il y a, dans la voix de Jean-Quentin Châtelain, une plainte et un chant, une douceur et une ironie, une irradiation invincible. Il faut le voir, avec sa djellaba noire et ses pieds nus, ses mains qui ferraillent l'espace, ses bras qui s'enlacent autour de sa poitrine. Il faut l’entendre, parce que les grands acteurs sont rares, et qu'il en est un, à part. Unique en son royaume de la parole.


 

LA PRESSE EN PARLE
 

Jamais on a si bien entendu l'écriture même de Romain Gary. Ce n'est pas la moindre vertu de ce spectacle. Parce que Jean-Quentin Châtelain est un comédien exceptionnel, il nous dévoile le style même, on entend comme jamais les curiosités de la langue, les emplois étranges que fait parfois Gary/Cousin de certains mots. Il danse avec les mots. Les phrases sont comme d'invisibles partenaires de ce jongleur spirituel.

Le Figaro



Bérangère Bonvoisin signe une mise en scène précise et rythmée. Elle dirige avec intelligence et tact un interprète prodigieux, Jean-Quentin Châtelain. De tout son être, il est cet homme désemparé qui a adopté lors d’un voyage au Maroc un python de 2,20m et qui nous raconte avec candeur les aventures de "Gros-Câlin". Une scénographie superbe, des lumières délicates, la voix si particulière de l’interprète : on rit, on pleure, on rit aux larmes, le cœur serré. Ce récit émeut et arrache les larmes. Seul en scène, Jean-Quentin Châtelain est aussi drôle que bouleversant. A ne pas rater!

Figaroscope



Jean-Quentin Châtelain, en longue djellaba noire, est seul en scène. De sa voix terrienne et chantante, il pénètre l'écriture de Romain Gary et touche l'âme du texte. Bouleversant de vérité. On entend au plus près la détresse, la tendresse du personnage, dans la belle mise en scène, délicate et sobre, de Bérangère Bonvoisin.

Télérama



Quel est le sujet ? Le python certes. Mais surtout les anneaux que le texte déploie autour de lui et en lui. L’anneau de solitude. L’anneau de tendresse. L’anneau d’amour. L’anneau du fantasme… Ce que donnent à vivre et à entendre pendant une heure quinze la voix suisse et le corps lourd de Jean-Quentin Châtelain, c’est l’agilité et la sensibilité de ces anneaux. Debout, l’acteur est un éléphant aux pieds fragiles et au cœur de porcelaine, à équidistance entre ciel, savane et cimetière. Il a une maladresse délicate, une bonhommie blessée.

Libération



Excellant dans l’exercice du monologue, le comédien délivre toutes les teintes de ce texte drôle et poignant, philosophique et désespéré. Tout son corps aussi parle, raconte la sensibilité extrême d’un être en mal de tendresse.

La Terrasse



C'est magnifique… Il y a, dans la voix de Jean-Quentin Châtelain, une plainte et un chant, une douceur et une ironie, une irradiation invincible. Il faut le voir, avec sa djellaba noire et ses pieds nus, ses mains qui ferraillent l'espace, ses bras qui s'enlacent autour de sa poitrine. Il faut l'entendre, parce que les grands acteurs sont rares, et qu'il en est un, à part. Unique en son royaume de la parole.

Le Monde


 

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