LE LANGAGE UNIVERSEL OU LA FORCE DU SAVOIR, NAISSANCE ET ÉVEIL D’UNE PENSÉE LIBRE


LES DEMEURÉES PAR JEANNE BENAMEUR


TROIS BELLES


LES DEMEURÉES AU POCHE


LES DEMEURÉES DE JEANNE BENAMEUR


BELLE MÊLÉE D’ACTRICES


ODE AUX PETITES GENS


LE SAVOIR, UNE ÎLE LOINTAINE


LES DEMEURÉES AU POCHE


LE LANGAGE UNIVERSEL OU LA FORCE DU SAVOIR, NAISSANCE ET ÉVEIL D’UNE PENSÉE LIBRE
 

Oscar Ferreira, L’Agenda blog, 20 octobre 2014

 

Avec Les Demeurées, Jeanne Benameur nous invite à l’introspection et à la mise au monde d’un esprit volant de l’ignorance au savoir par la grâce d’un texte fort et subtil. Mise en scène de Didier Carrier au Théâtre Le Poche, du 16 octobre au 2 novembre 2014.


Séparation. Séparation d’un être, séparation d’un monde connu pour une plongée dans l’aventure infinie des possibles de notre existence. C’est finalement le thème qui revient en filigrane tout au long de cette pièce, la dichotomie qui frappe de plein fouet l’humanité depuis l’avènement de la civilisation, à savoir celle qui tend à commander à l’Homme de rester figé dans le douillet nid de la sécurité et de la certitude des choses connues, ou alors le choix du cheminement et de l’élévation vers l’univers par les mots et par l’esprit. La Varienne, femme rustre et sans une once de culture, élève seule sa fille Luce. Point de présence paternelle ni masculine à l’horizon, juste l’évocation pudique d’une conception sans lendemain à l’origine de laquelle naîtra cette enfant unique. Petite Luce qui sera source de tant d’amour et de fusion.

 

C’est donc à un évènement majeur dans les vies de ces deux êtres auquel nous sommes conviés. Craint et appréhendé par la Varienne, comme l’idiote du village qu’elle est, elle soupèse et anticipe tout évènement qui pourrait échapper à son contrôle : la rentrée scolaire pour sa Luce chérie, rentrée qui marquera quoi qu’il advienne un avant et un après dans cette relation mère-fille jusqu’alors exempte de toute interruption spatio-temporelle. Luce et sa génitrice vont devoir apprendre à se passer de l’évidence de leur confortable cocon familial pour se réinventer une vie et voguer l’une sans l’autre. Car oui ce bouleversement dans la dynamique fusionnelle va remettre en question tous les ciments de ce couple, avec son lot de résistances et d’atomes en roue libre dont nul ne sortira indemne.

 

Luce se découvrira élève aidée de Mademoiselle Solange, l’institutrice du village qui incarne à merveille ce rôle et cette mission que l’école de la république a à jouer : lutter avec vigueur contre cette envie profonde de rester dans l’abrutissement, et tendre une main ouverte à tous ses enfants afin de les mener aux portes du monde et de la connaissance par la lettre. Tuer le fatalisme ainsi que le déterminisme d’une condition sociale pour développer un abécédaire de remises en questions et de lumières qui développeront la liberté d’un être singulier.

 

C’est dans un décor aux tons neutres et parsemé d’instruments en tout genre que nous cueille la mise en scène de Didier Carrier, tout en sobriété et qui laisse une grande place à la formidable interprétation des deux comédiennes. Maria Perez et Laurence Vielle nous racontent cette histoire avec beaucoup de pudeur, de subtilité et une grande force. La musique de Béatrice Graf accompagnant de bruitages et d’effets sonores les dialogues, avec omniprésence et effacement à la fois dans un dosage mélancolique ou fracassant, discret ou trop présent par moments. La musicienne prend ainsi une place à part dans l’intrigue de sa présence scénique.

 

Le spectateur se laissera bercer avec une délectation toute particulière par la richesse de ce texte et la beauté de son sens, malgré une petite difficulté initiale pour entrer dans le monde et l’intimité de ces personnages dans un théâtre du Poche idéal par ce sentiment d’intimité qu’il procure et de communion vécue avec les comédiennes.


 

LES DEMEURÉES PAR JEANNE BENAMEUR
 

Valérie Debieux, Lagalerielittéraire.com, 17 octobre 2014

 

«L’innocence est belle, terrible et sauvage. L’instinct prend des couleurs poétiques et mystiques. C’est l’amour des gestes quotidiens, du simple et de l’écorchure, du labeur et du silence obtus». Didier Carrier (metteur en scène)

 

Dans la campagne, une maison isolée. Ses habitantes, une femme, l’idiote du village, appelée «La Varienne», et sa fille, Luce. Elles vivent là, toutes les deux, confinées dans leur monde, en retrait des autres, dans le silence, à l’unisson d’un amour symbiotique :

«Elles dorment dans le même grand lit. Les planches et le matelas de crin. Et puis un maigre bouquet sec entouré d’un ruban dédoré, pendu à un clou, la tête en bas.

La petite avance la main dans l’obscurité. Elle dort contre le mur. La mère vient plus tard.

C’est quand la mère dort, seulement, que la petite avance les doigts de la main droite et sent les tiges, le ruban, les fleurs qu’il faut à peine effleurer. Les pétales en poussière ne disent pas leurs noms en s’étouffant entre pouce et index. La petite écoute et glisse dans la nuit, les doigts encore poudrés du murmure desséché».

Coup de tonnerre dans leur quotidien, Luce est en âge d’entrer à l’école et «La Varienne» n’aura d’autre choix que celui de se séparer de son enfant. Leur vie en est bouleversée et Luce se rend ainsi à son école qui n’a qu’une classe unique. Mademoiselle Solange, l’institutrice, va s’employer à créer un pont entre Luce et l’apprentissage du savoir : «Dès que les paroles claires de Mademoiselle Solange menacent de pénétrer à l’intérieur d’elle, là où toute chose pourrait se comprendre, elle fuit. D’une enjambée muette, elle se niche où le plâtre du mur se délite, au coin de la grande carte de géographie, près du bureau. Entre les grains usés, presque une poussière, elle a sa place. Elle fait mur. Aucun savoir n’entrera. L’école ne l’aura pas. Elle demeure. Abrutie comme sa mère. Aimante et désolée».  

Cette pièce de théâtre ne se raconte pas, elle se vit. Le spectateur est happé par le jeu des actrices, il voit, il écoute, interloqué dès les premières secondes. L’originalité du décor ne manque pas d’interpeller non plus. Le fond sonore, omniprésent et subtil, contribue à accentuer le caractère singulier des personnages. Dans cette pièce, tout est construit autour de l’histoire, rien n’a été laissé au hasard, chaque mot compte et, au fil des minutes, le spectateur devient «La Varienne», devient «Luce», devient «Solange, l’institutrice». Cette pièce incite à une prise de conscience sur le rôle du langage, de la communication, et de la transmission du savoir, ainsi que de l’importance du rôle joué par les mots.

Laurence Vielle, alias «La Varienne», et Maria Pérez, alias Luce, ainsi que Béatrice Graf, musicienne, interprètent leur rôle de façon magistrale et font ressortir l'émotion de leur personnage avec acuité. Elles restituent avec brio l'amour fusionnel existant entre la mère et la fille via cette quasi-appropriation de l’une par l’autre lorsque le geste se substitue au langage.

La mise en scène de Didier Carrier est tout à fait remarquable et elle contribue à la mise en relief du message qu’elle délivre. «Les Demeurées», c’est aussi un hymne à l’humanité. Son auteure, Jeanne Benameur, a le sens de l’épure, elle distille les idées avec pudeur, sensibilité et raffinement. De l’art, du grand art.

Au final, une salle enthousiasmée par la virtuosité des interprètes et profondément touchée par l'émotion qui se dégage des "Demeurées". 


 

TROIS BELLES
 

Mireille Descombes, Polars, Polis et Cie, 17 octobre 2014

 

C'est une pièce aigre-douce sur le refus d'apprendre par fidélité à l'autre. Une de ces histoires qui émeuvent et agacent, qui agacent parce qu'elles émeuvent, jamais très loin de l'ornière des bons sentiments, mais toujours juste à côté de cette dérive des émotions.


Sobre et poétique, le texte est signé par la romancière Jeanne Benameur. Mis en scène par Didier Carrier, incarné par Laurence Vielle et Maria Pérez, accompagnées par la musicienne Béatrice Graf en percussionniste peu orthodoxe, il raconte la vie symbiotique d'une mère "demeurée" (La Varienne) et de sa fille Luce.  Une vie hors des mots, de la communication et de la logique ordinaires, une vie néanmoins. Arrive, pour l'enfant, le temps de l'école obligatoire et de la séparation. Qu'elle ne supporte pas. Elle fuit. "Elle fait mur. Aucun savoir n'entrera. L'école ne l'aura pas". L'institutrice Mademoiselle Solange y perd sa raison d'enseigner. Luce, elle, va finir par apprivoiser les lettres et les mots. Mais en inventant son propre chemin.

 

[…] Les Demeurées restent un émouvant hommage au pouvoir libérateur du langage et une belle fable sur ce qui, parfois, peut nous empêcher d'apprendre.


 

LES DEMEURÉES AU POCHE
 

Francis Richard, Le blog de Francis Richard, 17 octobre 2014

 

Paru en 2000, chez Denoël, Les demeurées est un roman fort, écrit dans un style superbe, et poétique, par Jeanne Benameur. Rien, a priori, cependant, ne prédestinait ce magnifique texte à être mis en scène au théâtre.

 

Certes, avant sa création au printemps dernier au Théâtre de Vidy, à Lausanne, dans son adaptation actuelle, il y avait bien eu une installation-spectacle, d'une durée de vingt et une minutes, tirée de ce roman par le Begat Theater, donnée dans huit communes de Haute-Provence, en France, mais le texte n'était pas repris dans sa quasi intégralité.

 

Au Poche de Genève, comme au Vidy de Lausanne, le spectacle dure une heure et quart et peu de coupures du texte, peu d'adaptations ont été effectuées. C'est dire qu'il est on ne peut plus fidèle au roman et à la force des mots vivants employés par Jeanne Benameur. Il y est fidèle à un autre titre. Il garde la forme d'un récit, interprété par les trois comédiennes.

 

Didier Carrier, qui a conçu et mis en scène Les demeurées, a pris ce parti, se refusant à distribuer les rôles des personnages entre les comédiennes, voulant conserver l'effet de surprise originel que procure la progression du récit, dont le début est volontairement lent et confus, comme si l'auteur avait voulu que le lecteur s'installe gentiment dans le livre pour mieux l'habiter.

 

L'idée de reprendre le texte dans sa quasi intégralité vient de l'une des comédiennes, Maria Pérez, séduite par l'engagement de l'auteur, et certainement au-delà de cet engagement par la profondeur humaine que cet écrivain cosmopolite - ce qui est pour moi un compliment - a mis dans ce récit, profondeur qui sublime tous les clivages.

 

Les demeurées? Une mère, La Varienne, et sa fille, Luce. Dans leur cas le préjugé s'avère exact: telle mère, telle fille. La Varienne travaille chez Madame parce qu'il faut bien vivre, Luce va à l'école parce que c'est obligatoire: "La mère et la fille, l'une dedans, l'autre dehors, sont des disjointes du monde."

 

L'une comme l'autre ne peuvent pas nommer les choses, elles sont demeurées. Luce va donc à l'école, mais elle se refuse à faire entrer le savoir. Mademoiselle Solange, l'institutrice, celle par qui le savoir arrive, n'en peut mais. Luce demeure abrutie, l'autre mot pour la demeurée qu'elle est, comme sa mère: "Luce n'apprend rien. Luce ne retient rien. Elle fait montre d'une faculté d'oubli très rare: un don d'ignorance."

 

Pourtant, sans qu'elle ne s'en rende compte, les mots pénètrent en elle, malgré elle, et n'en sortiront plus. Luce les chantonne sans en comprendre le sens, mais ils sont là dans un recoin de sa tête, tout prêts le moment venu, à lui faire franchir le seuil du monde, comme le souhaite Mademoiselle Solange.

 

Les choses se précipitent quand cette dernière veut faire écrire par Luce son nom complet, Luce M. Cette tentative se traduit par un échec. Luce s'en va de l'école et n'y retourne plus, au grand désespoir de Mademoiselle Solange, qui ne comprend pas ce qu'elle a bien pu faire:

 

"La Varienne et sa petite Luce peuvent se passer de tout. Même de nom.


Le savoir ne les intéresse pas. Elles vivent une connaissance que personne ne peut approcher.


Qui était-elle, elle, pour pouvoir toucher une telle merveille?"

 

Le pire n'est jamais sûr. Et l'histoire montre finalement que les leçons de Mademoiselle Solange à Luce sont "de drôles de pays restés dans sa tête" et que les mots, même piétinés par Luce sur le chemin de l'école à la maison de rien, où elle habite avec La Varienne, ont "fait leur nid dans sa tête". Le monde va s'ouvrir à Luce sans que  pour autant rien ne puisse la disjoindre de La Varienne.

 

Tour à tour, Maria Pérez et Laurence Vielle font vivre le roman sur scène, dans un décor dépouillé, dans des habits de bure, au mileu d'ustensiles domestiques, susceptibles de résonner (la scénographie et les costumes sont de Florence Magni, la lumière de Danielle Milovic et la réalisation des costumes d'Emilie Revel), et leurs voix ne sont pas désincarnées. Au contraire, leurs voix sont comme un accompagnement musical au chant du texte et aux mouvements très physiques et éprouvants qu'elles ont sur scène.

 

Béatrice Graf, aux percussions, donnant de temps en temps également de la voix, en choeur, ponctue texte, voix et déplacements des deux autres comédiennes en fusion, de notes tantôt dramatiques, tantôt drolatiques. Car le roman Les demeurées, dans cette interprétation coup de poing, n'est pas que drame, il est aussi rires, quoique parcimonieux.


 

LES DEMEURÉES DE JEANNE BENAMEUR
 

Solidarités, n° 255, 3 octobre 2014

 

Les Demeurées raconte le mutisme entêté d’une petite fille prise dans un conflit de loyauté entre sa mère, l’idiote du village, et le monde de la connaissance et de l’écrit. Il met des mots sur le lien fait d’instinct, de fusion et de silence unissant Luce à la Varienne. Il raconte son refus d’apprendre et le combat solitaire d’une institutrice, Solange, voulant contrer le déterminisme social et « mener l’enfant au seuil du monde ». Jeanne Benameur met des mots sur l’indicible, c’est toute la beauté de son roman. Entretien avec Maria Pérez.

 

Quel a été le déclic conduisant à vouloir transposer ce roman sur scène? 


Après La Misère du monde de Bourdieu, série d’entretiens que j’avais montés en 2011, j’avais envie d’une fiction poétique qui donne encore la parole à ceux qui ne l’ont pas. Il y a un rapport avec ma propre histoire dans ce souci de dépeindre les petites gens en peine d’existence, d’origines, d’argent et de boulot, mais il y aussi que le théâtre contemporain a de plus en plus gommé les figures du peuple de son répertoire pour se consacrer à des héros. Par exemple, quand il faut redimensionner un projet, pour des raisons budgétaires peut-être, on supprime souvent le chœur, les petits rôles de gens du peuple. Ils ne sont plus indispensables pour raconter la petite ou la grande histoire. C’est un peu la triste métaphore du monde d’aujourd’hui. L’acte théâtral devient moins collectif, d’où l’importance accordée aujourd’hui aux metteurs en scène et directeurs au détriment de la troupe.

 

Et au-delà de ce point de départ comment cela s’est-il passé? 


Ce qui a permis l’éclosion des Demeurées c’est aussi la rencontre avec un complice, le metteur en scène Didier Carrier qui a tout de suite aimé le texte et eu envie de raconter cette histoire de femmes, puisque j’avais envie d’éprouver sur scène les mots de Benameur. La rencontre avec Laurence Vielle et Béatrice Graf, âme musicale de notre histoire, a aussi été déterminante pour ce travail collectif, sur ce que chacun·e d’entre nous allait apporter. En fait, pour moi, le processus menant au spectacle est aussi important que le résultat final. Il faut que les valeurs et postures humanistes qui sont défendues dans un texte soient présentes dans la pratique théâtrale. La crise, par exemple, qui agite aujourd’hui le Théâtre St-Gervais est de ce point de vue regrettable.

 

Quel rôle joues-tu sur scène? 


Je ne joue pas un rôle particulier, nous racontons une histoire à deux voix, trois corps et… des casseroles et autre quincaillerie de cuisine ! C’est, je crois, ce qui rend ce travail original et c’est la gageure que nous voulions relever, en mettant en scène le texte tel que Benameur l’a écrit, en essayant de retransmettre au spectateur le mouvement et l’entrelacement de celui-ci. Mais qu’on ne s’y méprenne pas, le spectacle est vif, physique et j’espère inattendu.

 

Parle-nous de la musique, quel rôle joue-t-elle dans le spectacle? 


La musique est un élément central du spectacle. Le décor lui-même d’ailleurs s’est bâti autour de la musique. Béatrice Graf est notre « batteuse domestique » et ses objets utilitaires, présents sur scène, recréent aussi bien l’univers visuel que sonore qui pourrait être celui du monde de la Varienne, un monde fruste d’où naît une poésie primitive, élémentaire.

 

Tu n’es pas que comédienne, aujourd’hui tu milites et travailles à solidaritéS, tu es aussi conseillère municipale en Ville de Genève. Quelle place a pris la politique dans ton métier 


Mon professeur était l’incontournable metteur en scène André Steiger qui a milité au Parti du Travail dans sa grande période. Il prônait le théâtre comme lieu de circulation de l’intelligence, du plaisir de travailler à construire, à révéler et à déchiffrer le monde. Il croyait en un théâtre qui se sacrifie pour la lutte. Il m’a transmis cet engagement, même si je ne crois pas que le théâtre seul puisse changer le monde. Les véritables luttes se font ailleurs et je suis quelqu’un qui a besoin de s’ancrer dans la réalité, pas juste la mienne mais celle du monde.


 

BELLE MÊLÉE D’ACTRICES
 

Alexandre Demidoff, Le Temps, 8 mai 2014


Le Genevois Didier Carrier monte «Les Demeurées», récit joliment tourmenté de la Française Jeanne Benameur. Son spectacle vibre au Théâtre de Vidy


Deux ensouchées. La mère et la fille. Deux assiégées, fondues dans l’argile de leur amour. C’est la fable des Demeurées, récit de la Française Jeanne Benameur qui crépite en braise dans la petite salle du Théâtre de Vidy. Le texte? Un tressage de paysages sensoriels où se mêlent les figures de sauvageonnes, La Varienne d’un côté, sa fille Luce de l’autre, des recluses en bordure d’un village qui ont fait vœu de demeurer exilées. Le metteur en scène Didier Carrier transpose ce palimpseste en rhapsodie épidermique, portée par Laurence Vielle et Maria Perez, des actrices qu’on aime, et par la musicienne Béatrice Graf.

Elles sortent de leur terrier, Laurence Vielle et Maria Perez, silhouettes béantes, portant l’effroi sur leurs visages. Elles racontent et vivent dans un même courant l’histoire de La Varienne et de Luce, l’enfant qui a l’esprit en pelote. L’alphabet est une cabale, le monde un chaudron. Regardez-les, la grande – Laurence Vielle – et la petite, presque à portée de main du spectateur, elles s’emmitouflent dans une même confidence. Derrière, sur un ponton chaviré, Béatrice Graf tintinnabule dans un manteau de cosaque. Elle, c’est l’âme musicale de l’histoire, qui d’une batterie de cuisine fait une charge héroïque ou un sabbat. Mais voici qu’on touche au nœud: l’arrivée de Solange l’institutrice, Solange qui voudrait débroussailler Luce, lui donner le goût de l’azur, Solange donc qui pousse la porte des demeurées.

Didier Carrier compose un jardin d’hiver qui a sa cohérence, tendre et élémentaire. On les écoute, donc, Laurence Vielle et Maria Perez. Elles disent Mademoiselle Solange qui s’ensable, toutes ses croyances en pagaille, et qui s’embrouille jusqu’au cimetière. Elles disent Luce la demeurée qui se désengorge, sauvée, mais oui, par les mots. Elles épousent la rocaille d’un auteur qui dans ses meilleurs moments évoque l’univers du Québécois Daniel Danis; elles éprouvent ses soubresauts, s’endiablent dans ses entrelacs. Deux actrices mêlées ainsi, c’est assez beau.


 

ODE AUX PETITES GENS
 

Guy Schneider, Nouvelles.ch, 01 / 10 / 2014

 

Les Demeurées, adaptation surprenante du roman de Jeanne Benameur, met en scène deux actrices et une percussionniste sur le thème du regard des autres et du déterminisme social.

 

Qu’est-ce que c’est que le savoir? Une question vaste qui amène autant de réponses qu’il y a d’opinions. « Au théâtre, pour des raisons purement pratiques, on parle peu des petites gens. Par mesure d’économie, on supprime souvent le message du peuple. »


Explorer le regard des autres
Dans Les Demeurées, nous redonnons la parole à ceux qui l’on rarement» explique Maria Pérez. Le texte raconte l’histoire d’une jeune fille et de sa mère illettrée. Elles sont cataloguées par le reste du village comme non conformes à la normalité. L’institutrice du village s’intéresse à ces personnages. Lorsqu’elle commence à perdre la raison et son savoir, elle réalise que ces femmes ont une autre connaissance des choses et du monde. Elle le découvre jusqu’à sombrer dans la folie. La pièce explore ainsi le regard des autres et le combat des petites gens contre le déterminisme social, c’est-à-dire la primauté des interactions sociales sur l’individu. Maria Pérez explique le choix du texte: «Il y a pour moi une part d’identification avec cette histoire. Je suis issue du milieu de l’intégration et mes parents étaient peu lettrés. De plus, dans mes activités en politique, le combat contre le déterminisme social est mon quotidien.»

 

Adaptation déroutante
Dans une adaptation déroutante du roman de Jeanne Benameur Les Demeurées, Didier Carrier met en scène deux actrices (Maria Pérez et Laurence Vielle) et une musicienne faiseuse de sons (Béatrice Graf). Le récit se partage entre les trois acolytes et respecte ainsi l’écriture chorale de l’auteur. Maria Pérez explique la forme particulière de la pièce: «La gageure, c’était de ne pas trahir le texte. On dit cette histoire, on la raconte à trois. Aucune de nous n’a un rôle fixe. Le spectateur retrouve ainsi la structure du roman et son univers brut et poétique. Le jeu est très mobile et physique. On se passe la parole très vite, ce qui nécessite une certaine dextérité.»

Trame sonore
Béatrice Graf habille la pièce d’un manteau sonore et visuel surprenant. A partir d’objet du quotidien sur lesquels elle joue, elle pose une ambiance qui donne du corps à la pièce. L’aspect brut de cette démarche renvoie à l’univers du roman de Jeanne Benameur. Dans la pièce, le jeu des actrices s’intègre parfaitement à cette trame sonore dans une forme peu classique et surprenante.


 

LE SAVOIR, UNE ÎLE LOINTAINE
 

Valérie Bory, Choisir, juin 2014

 

Sur un court texte d’une romancière qui perce - Jeanne Benameur – deux comédiennes et une percussionniste, Laurence Vielle, Maria Pérez et Béatrice Graf, ont créé un petit bijou de spectacle autour des mots, témoins d’une histoire sociale.

Il y a la mère, la Varienne, une « demeurée », analphabète, et sa fille, happée par l’école obligatoire (qui libère par l’instruction ou qui remet dans le rang, comme on préfère), dans un petit village où tout se sait.

Les mots, dits et joués avec passion sur scène, s’engouffrent par les yeux - le tableau noir - et ressortent par la bouche de la fillette, Luce, rétive malgré elle, car la distance affective avec sa mère ignorante est trop douloureuse. Les oreilles, c’est la part de la percussionniste, qui fait feu de tout bois, ou plutôt de toute casserole, dans cet univers qu’on imagine fruste, seulement évoqué par de vieux cartables, des ustensiles de cuisine, des bassines en fer blanc, du papier froissé, une corde à linge, des napperons brodés.

Luce, un prénom presque chanté, « un cri d’oiseau dans le matin », se réfugie dans les bois. Ça sera une perte pour personne, pense sa mère. « Elle fera une servante. »

Cela devait être ainsi dans les campagnes, au début de l’école obligatoire. Et sans doute aujourd’hui encore, ailleurs, très loin… et pas si loin, en somme, avec l’ailleurs transplanté ici. On pense à une autre écrivain, Noëlle Revaz, qui a aussi décrit avec force l’ignorance des êtres, proches des bêtes.

Bref. Il y a une histoire qui touche : le difficile parcours pour échapper à ce qui ressemble à une malédiction quand on vient de si bas. Mais la fillette sera sauvée par sa découverte du fil – on pense évidemment au fil d’Ariane, aux fileuses, aux mailles de Pénélope, à tout ce qui a fait le destin, humble ou mythologique, de générations de femmes. Des pelotes de coton à broder données par une villageoise un peu plus riche, qui emploie La Varienne à laver son linge, ouvriront à nouveau l’espace des mots à la fillette. Mots qui lui reviennent, qu’elle brode avec amour sur des napperons, pour les apporter à son ancienne maîtresse, malade, Mademoiselle Solange.

On n’est pas dans Zola, car le récit est poétique. Et peut-être que la poésie a parfois besoin d’ignorance pour s’envoler…


 

LES DEMEURÉES AU POCHE
 

Rosine Schautz, Scènes Magazine, octobre 2014

 

 

La Varienne est une demeurée, une abrutie. Vivant seule dans une maison isolée, elle s'est murée dans un profond silence, avec pour seule compagnie sa fille Luce, son trésor le plus précieux.

 

 

Mère et fille au fil du temps se sont construit une vie en autarcie, ne se déplaçant guère et ne parlant à personne. Les Demeurées, ce sont une idiote du village et sa fille, fruit d'un contact éphémère avec un ivrogne de passage. Et toutes demeurées qu’elles sont, elles s'aiment très solidairement, de manière fusionnelle, dans un silence qui les enrobe et les cristallise.

Leur quotidien figé se trouvera subitement chamboulé le jour où une certaine Mademoiselle Solange (seul ange ?), l'institutrice du coin, va vouloir scolariser la petite Luce (petite lumière ?) qui ne sait ni lire ni écrire.

La Varienne (vaurienne ?) n'a d'autre choix que de laisser l'enfant partir vers l'inconnu et le cocon très familial de se briser petit à petit.

 

Adaptée du roman éponyme de Jeanne Benameur, livre de quelque 80 pages qui prend aux tripes tant l’écriture est minimaliste et ciselée, cette ‘pièce’ met en scène l’histoire d’une fusion caractérisée, relevée ici par des traits de percussion - comme on dit en cuisine des traits de citron - vraies paroles qui claquent et soulignent non-dits et silences. Ce récit resserré donne aussi à voir à ceux qui s’y intéresseront la passion qu’ont certains professeurs à faire partager un savoir - savoir lire, savoir écrire et savoir dire - même et surtout aux plus démunis, aux plus ‘demeurés’.

 

Mais au fait, qu’est-ce qu’un demeuré? Un attardé, un simple d’esprit, un débile mental ou juste quelqu’un de différent qui saurait lire/écrire/dire le monde non avec sa tête, mais avec l’intelligence de son cœur ?

Par ailleurs, et ceci est à noter, Jeanne Benameur met dans ce texte de manière magistrale des personnages en situation de silence assumé, absolu, absorbant et en corollaire, la parole nécessaire pour se faire comprendre : « Rentrer dans le langage, c’est reconnaître que l’on ne me comprend pas, que l’on ne me devine pas, et si je veux vivre avec les autres, tous les autres, il faut que je me fasse entendre, donc il faut que j’arrive à dire mes désirs, mes craintes, que j’arrive à me dire… Pour moi c’est cela être humain, c’est être dans le langage, c’est accepter de passer par là pour pouvoir à nouveau être en harmonie avec les autres » dit la romancière. Elle ajoute : « La Varienne n’est que dans des phrases simples, un seul verbe. Des verbes et donc des actions juxtaposées, car elle est complètement dans une chose, elle ne voit pas à côté et puis elle va être complètement dans une autre. »

Un seul verbe, une seule parole. Etre dans une seule chose. Ne pas voir à côté. Puis être dans une autre chose. Pour finalement être autre malgré soi ?

On pense d’un coup à certains textes de Duras…


 

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