LE FILM CULTE DE MES PARENTS


LES FACES


LE FILM CULTE DE MES PARENTS
 

Attilio Sandro Palese

 

Je devais avoir neuf ans et je me souviens de la réaction de mes parents lorsqu’ils ont vu pour la première fois le film Saturday Night Fever. C’était leur film culte ! Les deux adoraient la danse, mais je me demande s’ils identifiaient leur relation de couple aux relations rudes entre les hommes et les femmes schématisées dans le film ? Peut-être secrètement et individuellement, le film les touchait dans ce qu’il exprime de plus cruel ? Mon père était italien et ma mère française. Tout deux immigrés, tout deux issus de cultures bien différentes. Il y avait de quoi s’identifier.

Mais peut-être que je me trompe et qu’il n’y avait que le plaisir de voir des jeunes gens qui dansent divinement et celui d’être transportés à leur tour, sur les chansons des Bee Gees ! Danser et oublier les difficultés de la vie. Pour la célébrer aussi. Danser parce qu’on est encore jeune et que notre cœur bat encore la mesure disco. Moi, je trouvais que c’était une sorte de documentaire qui parlait de la rencontre de mes parents (je l’ai vu à la télé en leur compagnie bien sûr !). Une histoire que je connaissais déjà. Mais j’étais imberbe, les filles ne me faisaient encore aucun effet et l’entrée dans le monde des adultes se ferait dans au moins mille ans. Je ne possédais pas toutes les clés pour entrer dans cette histoire. Je n’avais pas conscience de ce que c’était d’être un étranger vivant loin de tout ce qu’il connaît. Et puis, je ne savais pas encore danser le disco et je débutais dans la frime !

 

Je suis très touché par cette histoire. J’aime sa profondeur humaine, j’aime le plaisir qu’elle donne, parce qu’il y a la danse et la joie de danser, comme si la Vie, n’était qu’une grande chorégraphie. J’aime sa simplicité et les rapports archétypaux qu’elle raconte. Cela la rend universelle et compréhensible pour tous. Voilà pourquoi, je veux la raconter. Je veux parler de ces jeunes en quête de sens et de sensualité dans un monde qui ne donne aucune réponse.

 

Je garde la fable du film : un jeune, qui danse comme un dieu, rencontre une jeune femme. La danse symbolise pour moi, l’ouverture à la Beauté dont nous sommes tous capables. La danse permet à chacun de découvrir sa sensibilité, aussi bien masculine que féminine. Une sensibilité qui fait parfois défaut dans nos sociétés sexuées et compétitives.

 

J’espère réveiller la danse en chacun de nous. La Vie est rythme et musique. Elle est légère lorsqu’on s’abandonne à son mouvement parce qu’il a lieu maintenant et pour toujours. Il nous éloigne des soucis inutiles de l’hier, et ceux inexistants du demain. 

Shiva danse au-dessus de l’ignorance et rythme la création et la destruction du monde. Ce dieu hindou est un des principes fondateurs de l’univers. Nous serions tous les enfants de cette danse cosmique. Lorsque nous tapons du pied, parce que soudain une envie naturelle et irrésistible nous prend, c’est l’Éternité qui danse à travers nous. Elle danse sous les étoiles qui disparaitront un jour  et qui laisseront place à de nouvelles choses incroyables. Car l’Éternité aussi, aime changer de disque de temps à autre.


 

LES FACES
 

 

Les Faces. Selon Vincent lui-même, c’était tout simplement l’élite. Partout à Brooklyn, dans le Queens et le Bronx, et même aussi loin que le New Jersey, et disséminés dans toute l’Amérique, il y avait des millions et des millions de mômes qui n’avaient rien de particulier. Juste des gamins. Des zombies. Des andouilles patentées, qui enchaînaient les mouvements, et suivaient comme des moutons. L’école, le boulot, les pas de danse. Une masse informe, dénuée de tout visage. Et puis il y avait les Faces. Les Vincent, les Eugene et autres Joey. Une infime minorité, peut-être deux sur cent, qui savait comment se fringuer et comment bouger, comment flotter et comment voler. L’élégance, la grâce, une certaine distinction dans chaque geste. Et une étrange intuition pour accomplir ce qui était juste, au-delà des mots, une vérité qu’ils ressentaient tout au fond, dans leur sang.

« Moi, comment je sens les choses, disait Vincent, c’est comme si on avait été choisis. »

L’Odyssey, c’était chez eux, leur havre. C’était le lieu, la seule disco de tout Bay Ridge qui comptait vraiment. Quelques mois plus tôt, il y avait eu le Revelation ; d’ici à six semaines, deux mois peut-être, ce serait ailleurs. Pour l’heure, il n’y avait que l’Odyssey.

C’était un véritable sanctuaire. Une fois à l’intérieur, les Faces étaient inatteignables. Rien ne pouvait leur causer du tort. Ils n’étaient plus les opprimés, les misérables subalternes adolescents à qui on donnait des ordres, qui devaient obéir au doigt et à l’œil. Ici ils commandaient, ils régnaient.

Les commandements de base étaient simples. Pour devenir un Face de l’Odyssey, il fallait juste être italien, avoir entre dix-huit et vingt et un ans, un stock minimum de six chemises à fleurs, quatre pantalons moulants, deux paires de mocassins façon Gucci, deux paires de platform shoes, un pendentif ou bien une bague, et un article en or. En outre, il fallait savoir danser, conduire, et se bagarrer. Avoir du respect, voire de la révérence, pour l’esprit Faces, et du mépris pour tout ce qui ne l’était pas. Il fallait aussi avoir l’obscénité facile et être désinvolte question sexe. Et, le plus important, il ne fallait pas se laisser faire.

 

« La Fièvre du samedi soir », extrait de Nik Cohn, Rituels tribaux du samedi soir


 

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