NOTE D’INTENTION


LE DÉSIR DE L’AUTRE


NOTE D’INTENTION
 

Claude Vuillemin, février 2013

 

« Etant donné que les humains des deux sexes sont généralement des névrosés, pourquoi seraient-ils des anges une fois appariés »

Denis de Rougemont

 

« Pourquoi irrésistible ? » Ce sont les deux premiers mots de la pièce de Fabrice Roger-Lacan. Ce début est à la fois habile, culotté et intriguant. Le personnage (Lui) s'interroge, mais la question s'adresse aussi au lecteur/spectateur, dont la curiosité est ainsi éveillée. La suite de la réplique évoque l'amour entre un homme et une femme, un meurtre et un acte de cannibalisme. Sans qu'on le sache, voilà toute la pièce résumée. Sa problématique ? : « Pourquoi l'amour peut-il nous rendre fous au point de nous faire désirer la mort ? »

La pièce n'apporte pas de réponse. Mais elle suscite le débat.

 

Dans la petite note d'intention rédigée à l'occasion de la présentation de la future saison du Poche*, j'avais fait, un peu intuitivement, le rapprochement entre "Irrésistible" et "Le Misanthrope" de Molière. Je suis toujours persuadé que les deux pièces ont beaucoup à voir, au-delà des arrière-plans communs. Le tandem "Lui/Elle" est le miroir du tandem "Alceste/Célimène". Et le second "éclairant" le premier. J'effectue ainsi avec plaisir et bonheur des allers retours entre les deux pièces.

 

La jalousie est un des moteurs de la pièce de Roger-Lacan. La jalousie est la révélation d'un manque (qu'a-t-il, qu'a-t-elle de plus que moi ? demande l'amoureux/se quitté). Manque d'amour, manque d'argent, manque de confiance, manque d'estime, etc. Le manque crée la frustration et le ressentiment et si l'on en croit Wilhelm Reich, un homme frustré est un homme dangereux. (Othello par exemple)

Pour "Lui" la question est : «"Elle" dit qu'elle m'aime. Mais m'aime-t-elle vraiment ? ». Manque de certitude, un gouffre s'ouvre. Mais ce gouffre ne peut être comblé. La question restera définitivement sans réponse et ça "lui" est insupportable. La seule façon pour "Lui" de s'en sortir est de défendre le crime passionnel.  

Car il lui sera pardonné !

 

*Comme un clin d'œil à la pièce de Jacques Rampal Célimène et le Cardinal, Irrésistible de Fabrice Roger-Lacan pourrait avoir pour sous-titre : Célimène et le Procureur.

En effet, les deux personnages de la pièce ont de nombreux points communs avec ceux de Molière : Alceste et Célimène. Tout comme l'homme aux rubans verts, "Lui" n'envisage sa relation à  "Elle" que sous la forme d'une passion exclusive et tyrannique, de la fusion totale des corps et des esprits. Même tentation "cannibale"  de réduire l'autre, de le déshumaniser, pour mieux se l'approprier, l'engloutir.

« Celle que j'aime, m'aime-t-elle ou ne m'aime-t-elle pas ? ».  L'inquiétude naît de l'ignorance ou plutôt, de l'absolue incertitude de la réponse à la question posée.

« Dites la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ! ». La formule des tribunaux est mise en application dans ce dialogue amoureux à deux. À l'heure où la vertu, la transparence sont de mise (voir les scandales qui secouent nos sociétés et les remèdes envisagés), on soupçonne les risques possibles, les dérives, qu'une telle exigence peut engendrer.

Cette tentation de "pureté absolue", qui se revendique dans le domaine  politique, dans le domaine religieux, ou dans la relation amoureuse qui nous occupe ici, n'est-elle pas en définitive l'expression d'un instinct de mort ?


 

LE DÉSIR DE L’AUTRE
 

Rencontre avec Fabrice Roger-Lacan, par Olivier Celik, L’Avant-scène théâtre, n° 1219, 2007

 

 

Votre titre, Irrésistible, peut avoir de multiples sens. Quel est celui auquel vous avez pensé ?


Dans le lexique amoureux, « irrésistible » peut tout à la fois s’apparenter au coup de foudre – à l’attraction irrésistible -, et à l’usure de la vie à deux – l’usure irrésistible du quotidien…- D’autre part, derrière cette idée, il y a celle de la résistance… Lequel des deux résiste ? Et la vie à deux est-elle une affaire de résistance ?

 

Vos personnages eux-mêmes se posent ces questions.


La question que se pose le personnage masculin doit rester sans réponse, car si aimer quelqu’un, c’est vouloir qu’il vous aime, comment aimer quelqu’un qui vous aime si l’on ne s’aime pas soi-même ! Le premier acte pourrait presque être le monologue ou la projection mentale d’une femme confrontée à son attirance pour un autre homme que son conjoint. Toutes les questions que ce dernier lui pose sont en réalité des interrogations qu’elle se formule à elle-même. À mes yeux, ce couple forme presque un étrange personnage à deux têtes.

 

N’y a-t-il pas aussi un malentendu originel entre les interrogations du personnage masculin et les doutes du personnage féminin ?


À mesure que la pièce s’écrivait, le personnage féminin m’apparaissait clairvoyant. Comme si elle savait déjà ce qui allait se passer sans pouvoir l’éviter.

 

Qui est ce mystérieux personnage de l’écrivain, ce séducteur irrésistible ?


J’avoue qu’en écrivant la pièce, ce personnage m’a été inspiré par Romain Gary, dont je lisais en même temps une passionnante biographie. Je trouve qu’il y a chez cet homme, dans ses postures, dans sa voix et dans sa stature, un archétype de personnage que je me représente comme irrésistible.

 

Que le désir ou l’amour de l’autre soit totalitaire a été souvent évoqué. Mais qu’il se heurte aussi à une revendication de liberté, n’est-ce pas le fait de notre époque ?


Ce couple est une association de deux individus charmants, furieusement individualistes, affranchis de tout un tas de contraintes séculaires et qui se retrouvent pris de vertige face à un gouffre que l’on appelle la liberté. C’est magnifique, la liberté, et c’est terrifiant. Avant (et encore aujourd’hui sous d’autres latitudes), vie conjugale et liberté ne faisaient pas bon ménage. Résultat, les amants se cachaient dans les placards et les maris portaient des fixe-chaussettes ! Aujourd’hui, les placards sont dans la tête de l’autre et c’est encore plus dangereux de vouloir les ouvrir.

 

N’est-ce pas pourtant ce qu’ils vont faire ?

 

On peut en effet se demander si l’homme, qui est dans la pièce le plus exigeant, n’en est pas à désirer, au moment où elle rencontre cet écrivain, vivre son grand amour sur un mode pathétique ou nostalgique. Chez lui, il y a sans doute une façon de placer la barre trop haut dans l’idéalisation de l’amour, afin de pouvoir se dérober à toutes les interrogations que suscite le couple.


 

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