L’ENVOL DE DEUX ÉCRIVAINS DE GÉNIE


BLAISE CENDRARS ET HENRY MILLER, UNE AMITIÉ EN TOUTES LETTRES


L’ENVOL DE DEUX ÉCRIVAINS DE GÉNIE
 

 Anaïs a vingt-huit ans, elle est mariée à un banquier et vit à Louveciennes dans la banlieue de Paris lorsqu’elle rencontre Henry, de douze ans son aîné. Elle tient son journal depuis l’enfance, ce fameux Journal qui la rendra célèbre plus tard et vient de publier un courageux « plaidoyer » en défense de D.H. Lawrence (D.H. Lawrence : Une étude non professionnelle), suite au scandale soulevé par la parution de L’Amant de Lady Chatterley. Quant à Henry Miller, arrivé depuis peu de New York, il s’apprête à lancer sa première bombe : Tropique du Cancer.

 

Anaïs admire l’audace de l’« écrivain gangster », elle est touchée par le vagabond sans le sou… Henry craque devant le charme raffiné, l’intelligence de cette hypersensible « femme-enfant » … C’est le début d’une folle passion, d’un amour impossible mais puissant. Les deux écrivains sont en pleine ébullition artistique, dans la découverte jubilatoire de la littérature moderne, qu’ils partagent avec la même fougue.

 

A comme Anaïs puise sa source dans la correspondance qu’Henry Miller et Anaïs Nin ont entretenue entre 1932 et 1934. Restées inédites jusqu’à la mort du mari d’Anaïs, ces lettres suscitent une réflexion intemporelle sur la complexité du sentiment amoureux et nous font assister à l’envol de deux écrivains de génie.

 

 

LES SOURCES

 

Le déclic du spectacle a été la lecture de la Correspondance passionnée, parue en français chez Stock en 2009, qui contient toutes les lettres échangées entre les deux écrivains pendant vingt ans. Six cents pages explosives, dont émane une intensité de chaque instant, vécue par deux êtres dévorés avant tout par la passion de la littérature. Même si, et c’est aussi le sujet de la pièce que nous allons jouer, le sentiment amoureux qui les anime l’un et l’autre, l’un pour l’autre, est tout à fait exceptionnel. Ensemble, ils ne cessent de défier les conventions, tout en interrogeant de façon permanente leur conception respective de l’écriture. « Même après, nous parlions métier » disait Miller.

 

La matière est si riche, qu’il a été difficile de n’en retenir qu’une cinquantaine de pages pour l’adaptation scénique. La période la plus prolifique et que nous abordons est celle des deux premières années de leur rencontre.

Ce qu’ils se disent ne laisse aucun doute sur la sensualité renversante de leur rencontre, mais chez eux l’esprit et le corps bouillonnent sans distinction. À travers leur échange, épistolaire ou dialogué, nous vivons leurs questionnements extrêmement approfondis et vivants sur le style, la poésie, la morale, le sexe, l’amour… Le texte est brûlant parce qu’il est, tant pour Anaïs que pour Henry, toujours écrit dans le feu de l’action. C’est de l’or pour le théâtre et les comédiens se régalent d’une telle matière… Avec Henry et Anaïs, on comprend cette addiction totale de l’écrivain qui « écrit tout le temps ». Mais à l’inverse d’un Trigorine (La Mouette), ils ne s’en plaignent pas : ils jubilent. Ce sont deux artistes « que la vie rend ivre », dit Anaïs.

Oui, il y a une ivresse merveilleuse dans toute cette correspondance, qui cependant n’exclut pas les soucis quotidiens : manque d’argent, ménage, publication, etc…

 

L’adaptation emprunte aussi des extraits du Journal d’Anaïs, parfaitement complémentaire à la correspondance, nous offrant encore un autre climat et une différente perception de cette relation tumultueuse avec Henry Miller.

J’ai reçu ce livre de René Gonzalez, qui l’avait « annoté » pour moi… Je pense qu’il avait l’intuition que j’en ferais un jour un spectacle.

 

Françoise Courvoisier


 

BLAISE CENDRARS ET HENRY MILLER, UNE AMITIÉ EN TOUTES LETTRES
 

Eléonore Sulser, Le Temps, samedi 27 avril 2013

Deux arpenteurs du monde, deux aventuriers – ou «desperados» comme le dit l’Américain – littéraires, deux écrivains au travail avant tout. Leur correspondance qui paraît ce printemps dessine leurs portraits croisés d’hommes écrivant.

 

Ce qu’il y a de beau avec les correspondances, c’est tout à la fois leur fragilité et leur côté brut. On risque fort de ne pas y trouver ce qu’on cherche; on en ressort avec des images, des fulgurances qui se glissent entre les œuvres, éclairent subitement, et sans apprêt, des recoins de la vie des écrivains. A leur façon, hachée, les lettres racontent leurs propres histoires sur les hommes qui les ont écrites.

Souvent, les correspondances ont des trous. Blaise Cendrars-Henry Miller, Correspondance 1934-1959 paraît aujourd’hui chez Zoé dans une nouvelle collection ad hoc nommée Cendrars en toutes lettres. Vingt-cinq ans donc, entre Miller et Cendrars, d’une correspondance inaugurée en 1934. Or la première lettre signée «Ma main amie/Blaise Cendrars» – signature habituelle de l’écrivain qui salue ainsi sa main gauche qui écrit à la place de l’autre, perdue à la guerre – ne date que de 1947. Les lettres antérieures de Cendrars à Miller ont été perdues et la Deuxième Guerre mondiale a interrompu l’échange. La missive du 18 juin 1947, la première sous la plume de Cendrars, débute par l’adresse suivante: «Mon cher vieux Henry Miller»; preuve qu’une chaleur, qu’une amitié se sont solidement, et de longue date, installées entre les deux hommes.

Henry Miller rencontre Blaise Cendrars à Paris en décembre 1934. Il vient de publier en France – le livre sera longtemps interdit en Amérique – Tropic of Cancer. Henry Miller admire Cendrars depuis sa lecture passionnée – et laborieuse – de Moravagine paru en 1926. C’est le premier roman, racontera-t-il, qu’il s’est efforcé de lire en français, dictionnaire à portée de main.

Blaise Cendrars, qu’on découvre dans sa correspondance en lecteur assidu, rapide, passionné et curieux de tout, a lu Tropic of Cancer que Miller lui a envoyé. Il veut rencontrer ce Miller. Et il sera d’ailleurs le premier à signer, à l’été 1935, un compte rendu enthousiaste du livre dans la revue Orbes. Dans ce texte, Cendrars hisse d’emblée Henry Miller, qui est encore inconnu, au rang des écrivains de talent – «un écrivain nous est né»! Cendrars y proclame entre eux une fraternité: «Je me devais de vous saluer, mon cher Henry Miller, car moi aussi j’ai erré pauvre et transi dans les rues hostiles d’une grande ville à l’étranger où je ne connaissais pas âme qui vive, et où j’ai écrit mon premier livre, c’était dans votre vieux New York…»

Les deux écrivains se rencontrent donc le 14 décembre 1934. L’occasion d’homériques agapes, raconte, dans son excellente ­introduction, Jay Bochner, qui a établi la nouvelle édition de ces lettres. Miller, intimidé, se demandera – il le raconte après coup dans une lettre à Anaïs Nin – s’il était bien à la hauteur de la situation: «Ce fut le plus magnifique hommage que j’aie jamais reçu d’un homme – d’un écrivain, veux-je dire.»

Du fait de cet adoubement, du fait que Cendrars est alors connu et pas Miller, et malgré leur différence d’âge insignifiante (Cendrars est né en 1887, Henry Miller en 1890), l’auteur de La Prose du Transsibérien conservera toujours une sorte de droit d’aînesse sur Henry Miller, note Jay Bochner.

Leur relation sera d’ailleurs essentiellement épistolaire; quelques repas partagés avant que Miller quitte la France en 1939 pour la Grèce puis l’Amérique où il s’installe, en 1944, au bord du Pacifique dans son refuge de Big Sur. Miller ne reviendra à Paris qu’en voyage: il passera, avec Cendrars, le Nouvel An 1953 mais il n’osera plus, alors qu’il revient dès 1959 plus régulièrement en Europe, lui rendre visite. Il craint de trouver un homme foudroyé. Blaise Cendrars, frappé par une série d’attaques, est partiellement paralysé et mourra en 1961. Entre-temps, Henry Miller fera la connaissance de Miriam Cendrars, la fille de Blaise, qui lui rend visite à Big Sur. Il la recevra très chaleureusement.

Les lettres d’Henry Miller – la plupart écrites en français par égard pour Cendrars, ce qui entraîne un poétique festival d’anglicismes – témoignent toutes de l’admiration sans faille qu’il voue à Cendrars, dont il commente les écrits avec emphase: «Toujours, en finissant un livre de vous, je suis étouffé, englouti, sousmergé (sic!), anéanti. Et j’ai une assez bonne digestion!» Dans ses moments d’enthousiasme, il lui donne du «très cher grand maître! […] Pour chaque centaine de pages que j’écris, il me semble que vous écrivez 500 pages, peut-être mille!» Il s’offre à rendre service, proposant d’envoyer des livres anglais; il lui transmet des cadeaux; il parle de Cendrars autour de lui, distribue ses livres et tente sans relâche de le faire publier aux Etats-Unis.

Lorsqu’on peut, en regard des siennes, lire enfin les réponses de Cendrars – dès 1947 – on découvre en face un correspondant très amical certes, mais aussi laconique et direct que Miller est disert et admiratif. «Mon cher Henry Miller, terminé la lecture des deux premiers volumes de Sexus. Ce sont des livres sans poésie mais les seuls vrais sur New York. Je ne vous en demande pas davantage. Merci.» Mais même lorsque Cendrars, qui ne ménage pas ses amis, se montre un rien vachard à l’égard de Miller, celui-ci, devenu à son tour célèbre, fidèle à son allégeance première, ne se départit pas de son enthousiasme.

Les deux hommes parlent beaucoup boutique littéraire, évoquent parfois leurs souvenirs d’aventuriers dans New York ou Paris, s’informent des bonnes bouteilles qu’ils boivent, se tiennent au courant de leur situation familiale. Cendrars salue la naissance de Tony, un fils de Miller – «Savez-vous que, né un 29 août, il est du même signe que moi, de la Vierge», écrit-il au nouveau père. Il demandera ensuite des nouvelles du «fiston»… Plus tard, Miller lui parle de son divorce, du déchirement de la séparation d’avec les enfants… Cendrars, lui, se confie moins intimement mais il évoque beaucoup son travail et ses difficultés: «Votre aquarelle est bien arrivée sous la neige! J’écris beaucoup, beaucoup. Vous allez recevoir encore un gros volume pour Pâques. Excusez-moi. Mais la vie est si moche dans le monde… Que faire d’autre?» Ou: «A part ça, je travaille comme un imbécile. 18h de machine à écrire par jour! Je commence à en avoir assez!…»

Des images, des instants partagés, racontés, on retiendra donc surtout ceux de l’écriture, du travail et des souvenirs… Et encore quelques histoires folles comme celle de Jaime de Angulo, que raconte Miller à son ami Cendrars, histoire flatteuse pour celui-ci, forcément, mais aussi chaleureuse: celle de ce vieil anthropologue, Jaime de Angulo, qui vit en ermite, reclus à Big Sur et qui découvrant L’Homme foudroyé sort soudain de sa tanière en criant à tout vent: «Cendrars, quel homme, quel homme! Il n’est pas un homme, il est mille hommes!»

 

Blaise Cendrars - Henry Miller, Correspondance 1934-1959, Ed. par Jay Bochner; coll. de Christine Le Quellec Cottier; trad. (des lettres de Miller) par Miriam Cendrars, Éditions Zoé, 2013.


 

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