LES MOTS OU LA VIE


DEUX LAGARCE EN ÉCUME DES JOURS AU POCHE-GENEVE


JEAN-LUC LAGARCE, L'HUMAIN DANS TOUS SES POSSIBLES


DERNIERS REMORDS AVANT L’OUBLI


JEAN-LUC LAGARCE, SES MOTS LES PLUS SINCÈRES


LES MOTS OU LA VIE
 

Katia Berger, La Tribune de Genève, 18 septembre 2013

 

Jouer Jean-Luc Lagarce, le rêve de tout bon comédien de langue française. Dire cet auteur fauché par le sida en 1995, dont les 25 pièces n’ont été célébrées – et comment! – qu’après sa disparition à l’âge de 38 ans. Dire ce texte qui se cherche, se corrige, se rétracte, hésite et trébuche, puis s’impose pour affirmer définitivement la fragilité de l’être, la nébuleuse de l’identité.

Deux mises en scène, programmées en duo pack au Poche, se frottent actuellement à cette langue tournée mille fois dans une bouche collective.

 

Le Bruxellois Michel Kacenelenbogen s’attaque d’abord à Derniers remords avant l’oubli, qui voit deux hommes et une femme se retrouver après 15 ans pour statuer sur la maison qui avait abrité leur ménage à trois. Sans déboucher sur aucune solution, les retrouvailles, auxquelles se joignent les nouveaux conjoints et enfants, ne feront que remuer les couteaux dans les plaies.

Aux six comédiens (belges et romands) disposés sur le plateau, éclairés ou laissés dans l’ombre selon les besoins de la séquence, le metteur en scène a clairement demandé de privilégier le laboratoire du texte. Debout, immobiles, Marie Druc, Christian Grégori, Thierry Jansen, entourés d’Anthony Mettler, Bénédicte Chabot et Inès Dubuisson, marquent chaque détour d’une parole en quête d’elle-même. […]

 

La vie du personnage, voilà qui préoccupe Véronique Ros de la Grange et Jacques Michel dans Music-hall. Sous la houlette de la première, le second se glisse agilement dans la peau d’une artiste à la fois marginale et vieillissante qui ne cesse de ressasser ses souvenirs du spectacle qu’elle a traîné de faubourg en banlieue, et que ses descriptions ressuscitent sous nos yeux. Son avancée «lente et désinvolte» du fond de la scène vers le public, le tabouret au sommet duquel elle croise ses jambes, les boys ses amants, cette chanson de Joséphine Baker qu’elle susurre encore avec gourmandise... Quelque part entre une Bette Davis et une Vivien Leigh du cinéma, le comédien travesti confère noblesse et flamboiement à sa grande dame déchue. Plus encore que le mot de Lagarce, c’est sa fêlure qui est pleinement restituée; plus que son style, les êtres lézardés dont il s’est fait le porte-parole.


 

DEUX LAGARCE EN ÉCUME DES JOURS AU POCHE-GENEVE
 

Joël Aguet, Critiquethéâtrale.ch, 16 septembre 2013

 

Grande par son histoire et par la qualité de ses spectacles, la scène du Poche à Genève joue pour quelques semaines à se rétrécir, d’un Lagarce à l’autre, concentrant de plus en plus d’émotion.

 

La proposition de deux pièces de Jean-Luc Lagarce au Poche, l’une à 19 et l’autre à 21 heures, a le mérite d’offrir un grand écart entre deux univers très différents. Ce qui donne une idée de la richesse de l’œuvre, “encrée” dans les années Sida. Les deux équipes de création ont aussi chacune leur propre approche théâtrale de ce même auteur à la drôlerie féroce, qui nous conte les jours les moins glorieux de nos contemporains, écrivain profondément sombre qui fait pourtant surgir une force vitale tout à fait communicative. On rit donc d’abord des errements conflictuels de Derniers remords avant l’oubli, avant d’être saisi à la gorge par le vieux travesti de Music-Hall.

 

Cette réalisation de Music-Hall rend très sensible à quel point Lagarce est héritier de Beckett et de Pinget, dans la noirceur et l’humour, paillettes en sus. L’histoire se construit sur mille riens et la difficulté de dire quoi que ce soit. Tout le pimpant et le clinquant de la déliquescence s’imposent avec une grâce infinie, à la poursuite d’un rêve de gloire toujours démenti. Univers kitch, qui joue à la fois sur toujours plus de vérité dans l’aveu des difficultés du métier et sur les glissements mythomanes vers l’aspiration au triomphe. La mise en scène de Véronique Ros de la Grange resserre les trois rôles sur le même comédien, seule en scène. Jacques Michel n’est pas, a priori, le premier auquel on aurait pensé pour jouer un travesti, mais c’est justement dans cet écart angoissant et comme douloureux au modèle féminin que surgit l’émotion souvent poignante qu’accompagne le rêve du chant aérien amoureux, «léger et désinvolte» de Joséphine Baker intitulé «De temps en temps». La transgression de genre autant que l’isolement font sens.

 

Rien de cette qualité sensible, de cette précision dans la conduite du jeu et dans l’élégance ondoyante n’aurait été imaginable sans une collaboration suivie de longue date entre la metteure en scène, le comédien et l’équipe de réalisation, qui réussissent-là un spectacle de haute volée.

 

Et bien sûr, le spectacle choisit la pire situation d’entrée en jeu décrite par le texte pour convoquer le spectateur au fond d’un trou. Le dispositif réduit à quelques mètres carrés à peine l’espace de jeu, diminuant encore l’espace déjà drastiquement cerné du spectacle précédent. Au-delà de ses raisons pratiques, ce rétrécissement de l’espace peut évoquer aussi, à la Boris Vian, divers écrasements à venir.

 

En première partie de soirée, Derniers remords avant l’oubli présente une sorte de retour à un Paradis très violemment envenimé. Deux hommes et une femme avaient acheté ensemble, vingt ans plus tôt, une maison où ils avaient vécu une histoire d’amour compliquée ; deux d’entre eux reviennent avec la famille qu’ils ont fondée depuis lors chez celui qui y vit toujours, seul, et qui a quelque peine à accepter de la part de ses copropriétaires l’intention de vendre pour récupérer leur mise dans ce bien qui a pris de la valeur.

 

Réaliser une profitable affaire immobilière paraissait une bonne occasion pour qu’ils se revoient. En réalité, il leur est tout de suite à tous insupportable de reconnaître en l’autre le miroir de ses propres échecs. Car tous ces héros et déesses en espérance mènent désormais une vie normale, et le constater est une épreuve que chacun se promet de ne jamais plus renouveler. Marie Druc (Hélène), toute en robe et chaussures rouges, mène le bal. Elle en impose toujours à tous, jamais avare de phrases assassines. Comme sans doute vingt ans plus tôt, c’est elle qui a voulu manipuler son monde, mais elle n’est plus prête d’en payer le prix. Les discours disent la gêne des accompagnants, otages d’une situation où ils sont forcément de trop ; en ce sens, la désespérante bonne humeur commerciale d’Antony Mettler (Antoine) offre des respirations comiques très bienvenues, alors qu’à l’inverse l’authenticité de Bénédicte Chabot (Anne) met en évidence – par contraste – les tricheries et mauvaises foi de tous les autres. Christian Grégori (Pierre), le poète tourmenté, toujours blessé, à fleur de peau même vingt ans plus tard, reste révolté, tout au moins dans la mesure où le lui permet son enseignement dans le secondaire ; Thierry Janssen fait Paul, le mari d’Anne, tout en rondeur et tente des accommodements. Quant à Inès Dubuisson, elle joue avec éclats Lise, la fille d’Hélène, la touche de fraîcheur dans ce monde d’adulte.

 

Si la mise en scène de  Michel Kacenelenbogen travaille sur un huis clos devenu familial dans le simple dispositif du scénographe Roland Deville qui dessine un espace de jeu sobre, surélevé, entre ring et jardin japonais, au milieu des nuages, où tous ou presque se tiennent tout le temps, souvent tournés pour montrer qu’ils sont sortis du jeu. La convention fonctionne et surtout cette ambiance de promiscuité, de regards, d’attente, aigrit terriblement les relations de personne à personne. Car ce lieu qui a connu tant d’amour vingt ans plus tôt n’enregistre plus ce jour-là que de fort intéressantes variations des volumes de voix, du susurrement d’agressivité contenue à l’éclat bref, dans toutes les formes plus ou moins bien retenues par tous ceux-là qui tentent de se dire toujours plus viscéralement leur amour-haine avec une acidité comique bien plaisante.

 

Du rire au larmes donc, dans la même soirée : pourquoi pas ?


 

JEAN-LUC LAGARCE, L'HUMAIN DANS TOUS SES POSSIBLES
 

Marie-Pierre Genecand, Le Temps – Sortir, 31 août 2013

 

A Genève, le Théâtre Le Poche ouvre sa saison avec deux pièces de cet orfèvre de la relation.

 

Deux Lagarce, la même soirée. Le Théâtre Le Poche soigne sa rentrée! Car Jean-Luc Lagarce est, sans hésitation, l'une des plus belles plumes théâtrales contemporaines. Mort prématurément du sida en 1995, à 38 ans, cet auteur français bouleverse, car toute sa production est consacrée à trouver la manière la plus juste de dire la complexité existentielle et relationnelle. D'où son écriture par petites touches, par formulations multiples, par mini-nuances qui visent à atteindre le maximum de précision. Chaque personnage lagarcien est un paysage de brume qui, lentement, mais jamais totalement, gagne en lisibilité. Un talent.

 

Deux Lagarce à l'affiche du Poche, donc. La soirée débute avec une pièce chorale, Derniers remords avant l'oubli. Ou comment un trio à la Jules et Jim se retrouve longtemps après autour d'une maison à vendre. Marie Druc et Antony Mettler figurent parmi les six comédiens dirigés par le metteur en scène belge Michel Kacenelenbogen. La situation de crise rappelle le très beau Juste la fin du monde, mis en scène par Joël Jouanneau, à la fin des années nonante. Un jeune homme y retourne dans sa famille pour annoncer son sida. Bouleversant.

 

Le deuxième spectacle? Music-hall. Véronique Ros de la Grange met en scène Jacques Michel dans ce monologue qui raconte le quotidien d'un acteur de cabaret sur le déclin. On se réjouit de voir l'excellent comédien romand se glisser dans cette parole si meuble et si multiple. Un pass permet de voir les deux spectacles, qui peuvent également être vus séparément.


 

DERNIERS REMORDS AVANT L’OUBLI
 

Rosine Schautz, Scènes Magazine, septembre 2013 

 

Un dimanche à la campagne dans la maison qu’habitaient il y a quinze ans Paul, Hélène et Pierre. Une passion à trois. Une révolution des moeurs. Un départ, puis aujourd’hui, un retour au bercail motivé par une vente.

 

Dans une maison jadis achetée en commun pour trois fois rien, Pierre, Hélène et Paul ont vécu une passion. La fille et l’un des garçons en sont partis, et se sont construits chacun de leur côté une autre vie ailleurs. Quinze ans plus tard, en ce fameux dimanche, ils reviennent avec leurs conjoints convaincre celui qui y est resté en solitaire de vendre cette maison. La vente ici sert de prétexte pour parler d’argent évidemment, mais aussi parler de soi, écouter ce que l’on dit de vous, ce que l’on arrive à dire de soi à soi-même et aux autres. Le temps a passé, l’atmosphère est lourde, pleine d’opacités, orageuse même car les protagonistes de ces Derniers remords avant l’oubli sont réunis malgré eux pour revisiter leurs amours de jeunesse, voire repenser leur vie en toute honnêteté. Il y a aussi quelques cadavres aux placards des sentiments, il y a des idéaux morts, des secrets, et comme le dit le titre d’emblée, des remords.

 

Quels mots utiliser ?

« Seule guérit la blessure l’arme qui la fit » déclare Parsifal dans le drame de Richard Wagner. Cette phrase résonne au loin dans la pièce de Lagarce, car parler et penser ‘les choses de l’âme’ reste un acte sinon douloureux, du moins compliqué. Le choix des mots est toujours périlleux comme on le sait. A fortiori chez Lagarce, pour qui la parole est toujours duelle, duale, double : elle rassemble mais sépare à la fois. Théâtre de la voix, théâtre du silence qui pèse ou qui pose, théâtre envisagé concomitamment comme une musique faite de thèmes, de variations et de reprises. Théâtre façon danse hésitante entre ce que l'on cherche à dire, ce qu'on n'arrive pas à dire, ce que l'on doit pourtant bien dire à la fin.

 

L’intérêt de cette pièce réside ainsi non dans le questionnement psychanalytique ou psychologique, ni même n’entre dans ces ‘secteurs’ délimités, mais tourne autour d’une problématique plus linguistique, relevant essentiellement de la langue : quels mots utiliser ? Pour dire quoi ? Et, deuxième étage, quelle langue user pour dire les secrets, dire l’indicible, puisqu’il s’agit également dans cette pièce de savoir qui est le père de la jeune fille de 17 ans. Des doutes demeurent. A chacun dès lors de se faire une idée, ou de choisir de ne pas lever le doute !

 

L’auteur

Jean-Luc Lagarce (1957-1995) est devenu l'auteur contemporain le plus joué en France. Comédien, metteur en scène, directeur de troupe et dramaturge, il a monté avec passion et intelligence nombre de textes classiques ainsi que ses propres pièces. En 1995, passablement méconnu – surtout en tant qu’auteur - il meurt du sida. Sa notoriété n'aura cessé de croître depuis sa disparition et aujourd'hui il est considéré comme un ‘auteur classique’ contemporain. Il figure d’ailleurs depuis peu au répertoire de la Comédie Française.


 

JEAN-LUC LAGARCE, SES MOTS LES PLUS SINCÈRES
 

Marie-Pierre Genecand, Le Temps, vendredi 13 septembre 2013

 

Le Belge Michel Kacenelenbogen donne du relief à «Derniers remords avant l’oubli», pièce du bouleversant Jean-Luc Lagarce sur les retrouvailles d’un trio amoureux après quinze ans.

 

«Ne commence pas à dire que je fais des histoires, je suis peut-être, bien au contraire, je suis peut-être la personne, l’homme, la personne exactement, je suis certainement la personne qui fait (qui fasse?), qui fait le moins d’histoires.» Cet extrait de Derniers remords avant l’oubli pour montrer d’entrée à quel point la parole de Jean-Luc Lagarce est un laboratoire. Un processus insistant, itératif – laborieux, oui, mais au sens noble du terme –, visant à dire le sentiment dans l’absolue sincérité de l’instant.

 

Cette parole unique, propre à cet auteur mort prématurément du sida en 1995, le Belge Michel Kacenelenbogen la met en scène de manière musclée. Avec de vraies colères, des flots de larmes, des ruptures comiques aussi. Un parti qui surprend et qui contraste avec celui du Français Joël Jouanneau, par exemple, qui avait opté pour la fragilité dans Juste la fin du monde, bouleversant retour au foyer d’un homosexuel atteint du sida. […]

 

Ici, on se situe dans l’essoreuse de la vie. Avec ses éclats et ses excès. […] Petit à petit, le traitement remuant profite à la situation. Car il y a bien du boulevard dans ce trio (Marie Druc, Christian Grégori et Thierry Janssen) qui se retrouve autour d’une maison à vendre. Dans ces murs, il y a longtemps, les trois se sont aimés, désirés, déchirés. Et les retrouvailles ravivent des plaies. Que les conjoints (Bénédicte Chabot, Antony Mettler) et la jeune ado (Inès Dubuisson) contribuent encore à exciter. Autant dire une journée saignante. Car le constat est amer. Tout le monde ment, dit Lagarce à travers le personnage d’Hélène. Une femme blessée à qui Marie Druc donne tout son tranchant et son flamboiement.


 

design Jean-Marc Humm, la fonderie | développement monoloco