UNE AFRIQUE FANTÔME


« AMINATA » PROPULSE JACOB BERGER DU CINÉMA À LA SCÈNE DE THÉÂTRE


ABYSSAL DEDALE


UN DRAME AUX FRONTIÈRES DU MÉLO


AMINATA: UNE FEMME INSOUMISE


L’ÉCRITURE À L’ÉQUILIBRE FRAGILE D’«AMINATA» PREND VIE SUR SCÈNE


« AMINATA PARLE DE LA PASSION ET DE LA SOLITUDE »


AMINATA


UNE AFRIQUE FANTÔME
 

Alexandre Demidoff, Le Temps, jeudi 23 mai 2013

 

L’amour est une fièvre. L’auteur genevois Gilles Laubert l’a connue jusqu’à son décès, au mois de mai passé. Il avait 62 ans et paraissait toujours porté par les barouds d’une jeunesse blessée. Il avait été victime d’un abus sexuel, le théâtre l’avait aidé à se relever et ses pièces avaient la beauté d’une épître à l’inconnu qui saurait répondre. Aminata, à l’affiche au Poche de Genève, est frappé par ce même sceau, celui du désir – désir de consolation, de volupté. Pour que son cœur batte jusqu’à la folie, il faut des tempéraments. A la mise en scène, le cinéaste Jacob Berger a choisi quatre fortes personnalités qui font d’Aminata un spectacle prenant. […]

Comment faire vivre Aminata, ce mélo où un garçon qui a beaucoup croupi sous les jupes d’une mère vénéneuse tombe amoureux d’une prostituée africaine? En privilégiant un réalisme enchanté: dans la lecture de Jacob Berger, les fractures du monde sont une toile de fond; seul importe l’envoûtement de la langue, ce pouvoir que Laubert attribue aux mots de sublimer un cloaque en eldorado, comme s’il y avait, au-delà d’une infernale solitude, une béatitude possible. Aminata est un conte à la Charles Dickens, de grandes espérances coulent à travers ses veines.

La jeunesse du conte, c’est d’abord celle de Baptiste Gilliéron et d’Elphie Pambu, inconnus jusqu’alors au bataillon du plaisir théâtral. Voyez-le, en slip et en pull rose, maigre comme un jockey. Voyez-la, solaire dans sa robe d’été, tentatrice déchirée, mille fois reprisée, partie d’Afrique pour vendre ses formes sur un trottoir. Il lui lance, devant le lit: «Moi, je t’aime, ça décide de tout.» Il est fou d’elle, jusqu’à la violenter. Il voudrait qu’elle soit sa vie et son extase. La terreur du conte, c’est celle de Margarita Sanchez et de Gilles Tschudi. Elle, c’est la mère, reine cravache prête à tous les coups pour faire revenir son fils. Dans ce registre, Margarita Sanchez est impressionnante. Lui, c’est le flic poissard, obsédé par un séjour en Afrique, qui s’engage à retrouver la brebis perdue.

Gilles Laubert construit sa pièce en miroir: un couple à fleur de peau dans la stupeur d’un futur possible; un autre, improbable aussi, dans la rumination d’une douleur passée. […] D’Aminata, on dira que son chant demeure.


 

« AMINATA » PROPULSE JACOB BERGER DU CINÉMA À LA SCÈNE DE THÉÂTRE
 

Benjamin Chaix, Tribune de Genève, mercredi-jeudi 8-9 mai 2013

 

 

 

Le réalisateur genevois parle de son passage du cinéma au théâtre, avec la pièce de Gilles Laubert jouée jusqu’au 26 mai au Poche Genève.

 

 

Au Poche, une première réussie s’arrose au Sancerre. La directrice Françoise Courvoisier passe le plateau. Santé! Et les tentatives de l’attachée de presse pour offrir de l’eau font chou blanc. Armés chacun de son ballon bien rempli, l’auteur de ces lignes et Jacob Berger échangent quelques propos:

 

 

Vous êtes connu comme réalisateur de films. «Aminata» est votre première mise en scène de théâtre. Comment ce projet a-t-il commencé?

 

Contrairement à bien des gens de cinéma, j’adore le théâtre. Cela faisait un moment que je voulais en faire. Quand René Gonzalez du Théâtre de Vidy et Françoise Courvoisier du Poche m’ont proposé de régler la mise en scène d’une coproduction, j’ai tout de suite été intéressé. La pièce qu’ils m’ont proposée m’a plu immédiatement. C’était Aminata de Gilles Laubert. Cette œuvre contient des thèmes comme la prostitution et les liens familiaux, que j’ai abordés dans certains de mes films.

 

Connaissiez-vous Gilles Laubert?

 

Je ne l’ai jamais rencontré, mais j’ai lu ses pièces précédentes pour apprendre à mieux le connaître. Entre la proposition de René Gonzalez de monter Aminata et ma décision d’accepter, quatre jours ont passé. Quand j’ai rappelé Vidy, Gonzalez venait de mourir. Moins d’un mois plus tard, le 8 mai 2012, c’est Gilles Laubert qui s’éteignait à son tour. Je me suis demandé si le projet serait main- tenu. Françoise Courvoisier a dit: on le fait. Et on a continué. A mon sens, le théâtre en général a quel- que chose de funèbre. C’est une sorte de cérémonie, un rituel au cours duquel les morts s’adressent aux vivants. Il y a de cela dans Aminata...

 

En quoi cette pièce vous a-t-elle séduit?

 

Par son sujet bien sûr, qui est passionnant, mais surtout par sa langue, dont la beauté m’a frappé. Avec ce texte, Gilles Laubert s’inscrit dans une lignée de sculpteurs de la langue: Ramuz, Dürrenmatt, Lovay, Chessex... Des auteurs suisses qui n’hésitent pas à tordre le français, à l’amocher même, pour le rendre plus beau. Il y a quelque chose de paysan dans cette langue, quelque chose de montagnard. Elle est tortueuse, mâtinée d’allemand, avec des verbes là où on ne les attend pas.

 

Comment s’est fait le passage de la lecture au texte joué?

 

Difficilement. En audition, les comédiens m’avouaient qu’ils ne comprenaient pas ce qu’ils lisaient. Je leur disais «ne cherchez pas à comprendre, chantez les phrases si vous voulez!» Il a fallu faire un gros travail de décryptage. Des semaines de répétitions ont été nécessaires pour apprivoiser cette langue particulière. Cela ne devrait pas être à moi de le dire, mais les quatre comédiens, Margarita Sanchez, Gilles Tschudi, Baptiste Gilliéron et Elphie Pambu, s’en tirent magnifiquement!

 

Pour Elphie Pambu, qui joue la jeune prostituée sénégalaise, les écueils de la langue de Laubert se doublent d’un fort accent. Est-ce le sien?

 

Pas du tout. Pour une Congolaise comme elle, l’accent sénégalais est aussi insolite que l’accent suédois pour une Sicilienne. Elle a fait un gros travail, et même appris un peu de wolof, car Gilles Laubert fait s’exprimer le personnage d’Aminata à plusieurs reprises dans cette langue de l’Afrique de l’Ouest. Il n’aurait pas été logique qu’elle passe du wolof au français sans accent, d’autant plus que la jeune femme est censée être arrivée de fraîche date en Europe. En réalité, Elphie Pambu n’a aucun accent quand elle parle français.

 

Comment caractériseriez-vous votre passage du cinéma au théâtre?

 

Enfin du temps pour travailler. Plus cette peur à chaque étape de la réalisation, comme avec le cinéma. Il n’y a pas qu’une prise qui restera. Le travail peut évoluer dans la durée. Le spectacle a été créé en décembre 2012 à Vidy, nous le reprenons ces jours-ci au Poche Genève. Il a mûri depuis les représentations de l’an dernier. Le travail a continué.

 

Des images animées font partie du décor d’«Aminata». Un clin d’œil de Jacob Berger cinéaste?

 

C’est plutôt une manifestation de ma fascination pour le vidéo mapping, cet art de la projection animée sur des surfaces en relief. Le décor conçu par Matthias Grau pour Aminata offre différents pans qui prennent l’image et permettent de profiter du dé- cor d’où qu’on se trouve dans la salle. C’était particulièrement utile à Vidy, où la scène est plus vaste qu’au Poche. Matthias et moi avons privilégié les détails sur lesquels on n’a que peu de prise au cinéma mais qui deviennent spectaculaires sur une scène de théâtre: le passage des voitures dans la rue, un rideau agité par le vent, la chute des feuilles mortes. 


 

ABYSSAL DEDALE
 

Giulia Rumasuglia, Go Out!, mai 2013

 

 

 

 

Après sa création en décembre 2012 au Théâtre de Vidy-Lausanne, la coproduction lausanno-genevoise Aminata arrive au bout du Léman. Ecrite par Gilles Laubert et mise en scène par Jacob Berger, elle sera donnée au Poche du 6 au 26 mai. Au rendu: un texte troublant. Aminata brise le langage, le monde et n’hésite pas à fouler les éclats restants.

 

La maman et la putain


Au début: une mère et son fils. Ils entretiennent une relation étroite, étouffante même. Cet enfant «normal mais différent» a 35 ans. Cette situation ne dure pas, la fuite de l’être aimé ne tardant pas. Le jeune homme quitte le décor des bras maternels. Survient alors cette rencontre fondamentale: celle d’Aminata, une prostituée sénégalaise l’éveillant à la vie et à la richesse de la réalité. Très vite, la collision entre ces deux êtres victimes du monde se transforme en amour. Une passion qui se confrontera plus tard à celle de la mère partie à la poursuite de son fils, à l’aide d’un inspecteur.

 

 

«C’est mon univers, c’est mon monde»


Pour mettre en scène ce drame d’aujourd’hui, le cinéaste Jacob Berger se frotte pour la première fois au théâtre. Pas complètement dépaysé, l’intrigue étant «montée comme un film, avec des trames parallèles», il avoue la promixité du texte de Gilles Laubert avec ses propres goûts. L’œuvre l’a immédiatement touché. Selon lui, le montage et de la simultanéité se retrouvent au cinéma comme sur scène. Peu de décors, des images en 3D projetées en fond, la mise en scène veut «la proximité des corps des acteurs face au public, la fulgurance des paroles scandées en direct, la primauté de la langue se fabriquant sous nos yeux, comme une prière».

 

 

«Des mots qui sifflent comme des balles»


Le langage joue un rôle essentiel. Il traduit les contradictions à l’œuvre dans ce drame de chair et de mots. Dans Aminata, Gilles Laubert invente un néo-français à la beauté incandescente, une langue mêlée à des bribes de wolof, le parler du Sénégal. Pour Jacob Berger, «la puissance de la pièce» réside dans «ce langage relevant d’une poésie inattendue et complètement explosive». Fort de personnages blessés, solitaires, passionnés, le texte se charge de faire écho aux détraquements de la scène.

 

 

Derrière le masque


Des rencontres se succèdent et s’entremêlent. Des personnages cherchent à trouver leur équilibre dans un monde se dérobant sans cesse sous leurs pieds. Dans un jeu d’attractions, de tentations, de souffrances, Aminata déploie l’amour et la peur de l’autre. Elle dévoile aussi la violence des rapports entre hommes, entre soi et la société, entre l’individu et son masque. Le drame naît du conflit. On se croit figé, déterminé jusqu’à l’arrivée d’une fuite ou d’une rencontre. Tout est alors remis en question. Et Aminata d’ouvrir des horizons nouveaux, d’ébranler une prétendue stabilité: celle de la langue, des relations humaines, celle de la scène aussi.


 

UN DRAME AUX FRONTIÈRES DU MÉLO
 

Benjamin Chaix, Tribune de Genève, mercredi 8 mai 2013

 

Attention, danger! La dernière pièce de feu Gilles Laubert, «Aminata», a de quoi faire peur au metteur en scène comme au comédien lambda. Tous les éléments d’un possible naufrage sont réunis dans ce drame aux frontières du mélo, écrit de surcroît dans une langue parlée nulle part, par un auteur qui n’est plus là pour l’expliquer.

Quatre personnages s’y entrechoquent, une mère et son fils, un inspecteur de police et une sans-papiers africaine. Les liens qui se tissent – ou se défont – entre eux sont faits de désir, d’amour sincère, de possessivité, de désespoir et même d’une certaine folie. Un arsenal de sentiments à manier avec intelligence et doigté, comme a su le faire Jacob Berger.

Pour cette première mise en scène de théâtre, le cinéaste a trouvé les comédiens qu’il fallait et le ton juste pour chacun d’eux, entre malaise et humour, toujours sur le fil du rasoir. Gilles Tschudi convainc malgré l’outrance de son étrangeté, Margarita Sanchez a la fêlure d’une Annie Girardot des derniers grands rôles, Baptiste Gilliéron émeut par la maladresse de son personnage en pleine métamorphose et, enfin, Elphie Pambu en impose dans le personnage pathétique d’Aminata.

Et tout cela ne prend pas vie dans un décor austère ou conceptuel. Le drame se noue dans un environnement de bande dessinée, projeté selon la technique du vidéo mapping. Une joliesse en vibrant contraste avec la force du verbe laubertien.


 

AMINATA: UNE FEMME INSOUMISE
 

Rosine Schautz, Scènes Magazine, mai 2013

 

Aminata, c’est le prénom d’une clandestine se livrant à la prostitution, mais pas seulement. C’est aussi une pièce qui dresse le portrait d’une femme insoumise possédant les mots, le corps et la tendresse qui consolent.

 

Quatre protagonistes:

 

Aminata : 40 ans, Sénégalaise sans papiers, arpente les trottoirs.

Georges : 30 ans, passionnément adoré par sa mère, redécouvre le monde dans un lit aux caresses tarifées.

Solange : petite cinquantaine, déstabilisée par la fugue de son fils et décidée à le faire retrouver à tout prix, engage un inspecteur pas très ‘canal historique’, un certain Joël … « L’action se déroule dans une ville d’Europe » stipulait en prologue le regretté Gilles-Souleymane Laubert, dont la pièce, alors intitulée Sortie(s), avait obtenu en 2011 le prix d’écriture dramatique de la Société Suisse des Auteurs.


Une écriture redessinée

 

«Georges : Maintenant je ne peux plus retourner Aminata c’est Aminata que tu as dit ?

Aminata : Oui c’est Aminata quoi. Rafet naa, pas compliqué alors toi ton nom ?

Georges : Georges que ma mère elle a déclaré à l’état civil enfin pas souvent elle le dit, Georges. Le nom c’est plutôt le fils. Toujours le fils.

Aminata : Georges, rafet.

Georges : Rafet, ça veut dire quoi ?

Aminata : Joli, ça veut dire joli. Comme ton prénom… Georges.

Georges : Georges, une fille jamais elle ne me l’a dit, sauf l’institutrice.

Aminata: Bon, Georges maintenant ça ne peut plus durer faut partir. Tes habits faut les remettre. Un pull comme ça où tu l’as trouvé ?

Georges : Ma mère. »

 

L’écriture un peu émiettée de Gilles S. Laubert donne à voir, d’emblée, ce dont traite la pièce, à savoir comment dire l’altérité sans théories exténuantes ou convenues, comment désorganiser les a priori, comment déconstruire les habitudes et réinventer sinon un monde du moins une manière de dire ce monde. A l’instar d’un Koltès qui a parfois parsemé ses textes de mots arabes, de phrases en arabe, Laubert instille du wolof dans quelques parties, et recrée une grammaire, une ponctuation, une diction que l’on entend déjà dans les paroles jetées en vrac sur la page blanche. En écoutant Georges, on se surprend à penser d’une part à l’Ernesto de Duras, cet enfant-philosophe qui possédait un étrange vocabulaire et une manière très personnelle de décrypter son environnement tout en remettant en cause l’éducation dans ce qu’elle a de forcément conventionnel, enfant mi-simple d’esprit, mi-sage en mode absurde, et l’on songe aussi à Kaspar Hauser, ce fameux ‘spécimen’ sauvage, perdu, abandonné, peut-être noble, mais resté à jamais marginal et incompris. Et finalement assassiné, comme Georges…

« C’est un handicapé de la tête qui est resté comme un bébé depuis sa naissance. Dans toute la pureté…C’est un handicapé que je vous dis ! Il est né avec le cordon ombilical autour du cou. Il était presque mort. ». C’est ainsi que la mère décrit son fils à l’inspecteur chargé de le retrouver. A quoi il répondra, implacable: « Dure vous êtes une femme dure… Une femme comme vous elle me fait pitié… De bois, votre tête elle est comme du bois et le cœur c’est de la pierre… J’ai de la pitié pour vous… Le fils je vais vous le retrouver. »

 

Entretien avec le metteur en scène

 

Qu’est-ce qui vous a attiré de prime abord dans cette pièce ?

 

Ce texte a immédiatement résonné en moi. Il réunissait des thèmes qui me tiennent à cœur et que j’ai traités dans plusieurs de mes films : l’altérité, la prostitution, le rapport à la mère, à la femme, et finalement, en sous-texte, aussi, au père, ou disons à l’homme. La pièce de Gilles Laubert est par ailleurs construite comme un film, elle est ‘montée’ selon un crescendo très cinématographique. A côté de cela, la langue de Laubert qui est un peu ‘tordue’, aux marges du possible, voire du compréhensible, me plaît et me fascine. Elle me rappelle Ramuz et me fait entendre l’Afrique dans un même mouvement. Elle me donne accès à cette parole d’émigrés, de l’immigration, cette langue sens dessus dessous, qu’ici Aminata, l’héroïne, se réapproprie et nous restitue dans toute sa majesté. Une sorte de retour à l’archaïque, pourtant très moderne, très contemporain.

Enfin, quand René Gonzalez m’a proposé de monter cette pièce, je ne savais pas qu’il allait disparaître presqu’en même temps que Gilles, quelques semaines plus tard… Aussi ai-je conçu ce spectacle également comme une récitation aux morts, une oraison des vivants pour les morts. J’ai eu l’idée de mettre en scène cette parole pour faire lien avec eux. C’est ma manière de célébrer, voire d’invoquer ces deux hommes.

 

En quoi le métier de cinéaste et de metteur en scène est-il différent pour vous ?

 

Les deux relèvent de la création, mais être cinéaste demande d’avoir des moyens considérables. On dépend de toute une série de mises à disposition de fonds, ce qui est parfois un peu pénible, d’autant que le verdict des instances sollicitées peut tout faire arrêter. Alors le projet tombe à l’eau avant même d’avoir existé. Depuis toujours je vais au théâtre, c’est un lieu que je connais, j’aime y entendre de la parole. Je suis d’ailleurs arrivé au cinéma par la littérature, la lecture, le texte plus que par l’image.

 

Comment avez-vous procédé pour le ‘casting’ et la construction du spectacle ?

 

Le casting a été long, puis est venu le travail à la table. J’ai dû organiser mon temps de manière à tenir sur le long terme. Le temps au cinéma et au théâtre n’est pas le même. Quand on filme, on met en boîte, on se ‘sert’ de quelques instants, et ensuite on passe à autre chose, on tourne un autre plan. Au théâtre, il y a les déplacements, les mises en places qui se trouvent petit à petit, on cherche ensemble des mouvements, on se trompe, on peut prendre des chemins qui s’avèrent complètement faux, des sens interdits, des détours, des contours, puis on trouve des solutions, on ‘répare’, on se corrige. En fait, le travail est complétement différent, même si au final on fait entendre des mots et on montre des images… J’ai aussi travaillé de près la lumière et créé avec Matthias Grau un dispositif vidéo qui donne à voir les scènes un peu comme au cinéma et propose une scénographie pertinente, cohérente qui fasse entrer le spectateur dans cette histoire circulaire à quatre personnages.


 

L’ÉCRITURE À L’ÉQUILIBRE FRAGILE D’«AMINATA» PREND VIE SUR SCÈNE
 

Jorge Gajardo Muñoz, Le Courrier,  7 décembre 2012

 

LAUSANNE • Inceste, prostitution, amour, sang, racisme. Une pièce puissante de Gilles Souleyman Laubert est créée au Théâtre de Vidy.


Apparemment classique dans son intrigue, renvoyant par ses thèmes au genre policier, la pièce que vient de créer le cinéaste Jacob Berger au Théâtre Vidy-Lausanne, et qui sera reprise au Poche à Genève en mai prochain, contient pourtant des trésors cachés qu’on aurait tort de bouder.
Il y a d’abord l’amour que le regretté Gilles Laubert portait depuis longtemps à l’Afrique, le Sénégal plus précisément, et qui fonctionne dans le texte comme un carburant. Nous parlons de l’Afrique mille fois violée, qui affirme sa fierté. Cette Afrique généreuse, qui ne veut pas se laisser embobiner. Cette Afrique qui fascine et effraye, réceptacle des fantasmes les plus inavouables de l’Europe blanche, coincée dans ses certitudes et sa peur de l’autre.

 

Mères et fils
Aussi manifeste qu’elle soit, cette dimension reste cependant métaphorique. L’amour, au sens propre, dont il est question dans Aminata est celui du désir explosif, celui des humains qui se cherchent sans le dire, qui se refusent et s’attirent, et qui cèdent à la fin, dans la douleur. Il y a ceux qui réclament l’amour et ceux qui ont le pouvoir de l’accorder.
Margarita Sanchez (la mère) et Elphie Pambu (Aminata) campent deux figures maternelles que tout oppose. La première a trop longtemps couvé son fils, jusqu’à rendre repoussant son amour envahissant. Elle est prête à tout pour le garder auprès d’elle. La deuxième, prostituée sans-papiers, vend son corps pour permettre à son fils resté au pays d’avoir une vie.
En face, Baptiste Gilliéron (Le fils) et Gilles Tschudi (L’inspecteur) cherchent l’âme sœur. Le premier fuit cette mère qui en avait fait sa chose, et trouve en Aminata la femme qui saurait le guider vers sa vie d’adulte. Le flic aimerait bien voir dans la mère abusive celle qui l’aidera à s’enfermer dans ces certitudes. Et on se retient de raconter la fin, lourde de sens.

 

La langue qui libère
Habile à déjouer les clichés d’une intrigue qui aurait pu être facile, tragique dans son déroulement, Aminata gagne en puissance aussi grâce à sa langue. L’écriture de Gilles Souleyman Laubert balaye tous les doutes. Pour ses adieux à la scène, il laisse en héritage un poème aux sonorités épicées et aux langues entrelacées. Son écriture est joueuse, terrienne et rigoureuse. Elle se matérialise en répliques à l’équilibre fragile, où l’objet s’impose avant même de devenir action: «L’air faut le respirer» (les exemples de ce genre sont multiples). C’est vertigineux, mais ça tient le coup et la langue française devient soudain plus festive.
Il importe d’entendre ce texte se déployer sur le plateau, porté par quatre acteurs qui engagent corps et voix pour l’incarner. Margarita Sanchez est impressionnante de rigidité, Elphie Pambu touchante de jovialité dans le rôle-titre, Gilles Tschudi étonnant sous les traits d’une sorte de Columbo attachant et antipathique à la fois, Baptiste Gilliéron tient sans faiblir le rôle du fils qui brûle d’être un homme.

 

Apport du cinéaste
Le metteur en scène Jacob Berger a su valoriser son casting et la pièce avec modestie, tout en apportant sur le plateau un peu de son métier de cinéaste: on reconnaît sa contribution aux fondus entre les scènes, soulignant les découpages plutôt classiques de la pièce, mais surtout aux images animées, projetées à l’arrière-plan, qui permettent de passer en un seul mouvement des scènes d’intérieur aux ambiances d’extérieur.
Le réalisateur retrouve dans cette pièce des thématiques et des motifs qu’il a déjà développés dans certains de ses films. On retiendra celui de ce lierre obsédant qui envahit les murs d’un appartement, et qui rappellera aux cinéphiles quelques plans de son dernier long métrage, 1 journée (2008).


 

« AMINATA PARLE DE LA PASSION ET DE LA SOLITUDE »
 

Céline Rochat, 24 heures, Mardi 4 décembre 2012

 

 

 

A Vidy, Jacob Berger s’empare d’un texte « à la beauté incandescente »

 

 

« C’est une pièce qui parle de la passion, de la peur de perdre l’autre, de la solitude dans laquelle on bascule parfois. C’est une histoire de jalousie et d’envie. D’horizons lointains et de contrastes. » Pour le cinéaste Jacob Berger, Aminata se prêtait particulièrement à une mise en scène oscillant entre théâtre et cinéma. « On y trouve deux trames en parallèle, ce qui fait penser à un film. C’est sans doute pour cela que René Gonzalez m’a proposé ce projet, quelques jours avant de décéder », détaille-t-il. Ainsi, le public de Vidy va découvrir jusqu’au 21 décembre une mise en scène où « les acteurs jouent avec un peu de décors, alors que derrière eux sont projetées des images en 3D sur un écran sophistiqué ».

 

Aminata raconte l’histoire d’une mère et de son fils de 25 ans, « normal mais différent ». Ils vivent en autarcie, entretenant une relation « incestueuse et tyrannique ». Un jour, le garçon paie une prostituée africaine. Plus tard, il recouche avec, puis la kidnappe. Durant leur évasion, ils tombent amoureux. Pendant ce temps, la mère engage un policier « déglingué et hanté par le passé » pour tenter de retrouver son fils en fuite. Le flic, à son tour, développe une passion amoureuse pour cette femme.

 

Pour Jacob Berger, ce texte de Gilles Laubert, primé en 2011 par la Société Suisse des Auteurs (SSA) sous le titre Sortie(s), a « la beauté incandescente. C’est un français torsadé où l’envers est à l’endroit, où l’expression semble découpée. La langue est compréhensible mais n’a rien à voir avec le parlé et l’écrit du commun des mortels. » Hasard de la vie : comme René Gonzalez, Gilles Laubert est décédé juste entre le moment où Jacob Berger  a décidé de monter la pièce et le début du travail.

 

Le cinéaste signe avec Aminata sa première mise en scène théâtrale. Il a apprécié le « privilège énorme de cet art qui donne le temps du travail. On peut chercher, se tromper, reprendre le lendemain et le surlendemain. »


 

AMINATA
 

Alexandre Demidoff, Le Temps- Sortir, 6 décembre 2012

 

Une dernière et une première. Au mois de mai, l'auteur et comédien genevois Gilles Laubert s'éteignait à 62 ans. Il laissait derrière lui un beau texte, Aminata. Le sujet? Un homme s'éprend d'une jeune prostituée sénégalaise. La pièce a touché Françoise Courvoisier, directrice du Poche à Genève, et feu René Gonzalez, patron du Théâtre de Vidy. Tous deux ont cette idée: offrir au cinéaste Jacob Berger l'occasion de monter son premier spectacle. Pour cette naissance à la scène, il a fait appel à quatre acteurs, Baptiste Gilliéron, Elphie Pambu, Margarita Sanchez et le toujours marquant Gilles Tschudi. Les rythmes d'ébène de Gilles Laubert pourraient bien chambouler


 

design Jean-Marc Humm, la fonderie | développement monoloco