LA PART D'OMBRE


LA PART D'OMBRE
 

 

entretien avec Françoise Courvoisier, réalisé par Frédéric Schreyer, tiré des Cahiers du Poche n°9

 

Après les percutants Combats d’une Reine de Grisélidis Réal, succès au Festival d’Avignon 2010 puis au Poche et en tournée cet automne, Françoise Courvoisier signe à la fois la mise en scène et le texte de son nouveau spectacle : Écoute-moi. À huit mois des répétitions, elle nous parle de sa pièce, en cours d’écriture, et de son rapport au théâtre.

 

Comment se déroulent les répétitions avec les acteurs? Avez-vous une méthode particulière ?

 

Pendant les répétitions, on peut distinguer deux phases, deux étapes de travail distinctes mais complémentaires. La première devrait donner à l’acteur un espace de liberté et de confiance propre à l’élan créatif, afin qu’il puisse se déployer, mettre au service du spectacle sa singularité, son talent et son inventivité. La deuxième, qui peut aussi se dérouler en alternance avec la première, répond à la nécessité de fixer un cadre, de donner à l’ensemble du spectacle une homogénéité, une atmosphère propre. Cette étape peut entraîner le metteur en scène à « diriger », voire « contrarier » les  comédiens. Certains ont besoin qu’on leur pose des limites, d’autres qu’on les pousse hors de leurs retranchements...

 

Le fait que vous écriviez des chansons n’est peut-être pas étranger à l’importance que vous accordez aux sonorités.

 

Certaines chansons me fascinent, comme ces paroles de Bashung qu’un comédien m’a fait découvrir récemment : « Sommes-nous la sécheresse ?  Sommes-nous la vaillance ? Ou le dernier coquelicot ? ». J’aime ce mode d’expression car il tire sa force poétique de la simplicité. Faire du sens en très peu de mots, je trouve ça classe !


De manière plus générale, quelle place pensez-vous que la musique doit occuper sur scène ?

 

J’accorde beaucoup d’importance à la bande son d’un spectacle mais cela ne me dérange pas qu’il n’y ait parfois que très peu de morceaux. Nicolas Le Roy, avec qui j’ai l’habitude de travailler, trouve pour chaque spectacle LE morceau magique. Dans Sang de Lars Norén, par exemple, la sonate pour piano en la majeur de Schubert, mêlée à des cris de canards, venait ponctuer une scène d’une extrême violence. Les cris de la comédienne, ceux des canards et cette musique divine de Schubert qui s’ajoutait à l’ensemble... C'était magnifique! La beauté, c’est quand c’est juste, que c’est évident. Pareil pour les décors, les costumes... C’est bien quand on n’a plus besoin d’expliquer pourquoi c’est bien.

Il est vrai que les sons, la musique, ont une influence énorme sur l’écoute et l’émotion du public. C’est peut-être pour cette raison que j’en use avec parcimonie : si on en abuse, cela peut devenir complaisant et provoquer l’effet inverse. Au cinéma, je souffre presque toujours d’un univers sonore trop explicite, mélo ou envahissant. Au théâtre parfois aussi.

Et le texte est déjà  une musique. Parfois, lorsque les comédiens sont partants, j’aime traiter le texte comme une partition musicale et travailler uniquement sur les sonorités, le rythme, plutôt que sur la seule signification des mots.


Les comédiens, ont-ils une influence sur la manière dont vous écrivez ?

 

Oui. Lorsque j’écris un texte, je pense à des acteurs. En écrivant, j’ai en tête non seulement leur visage, leur voix, mais aussi leur part d’ombre, ces zones plus souterraines... Par exemple dans Écoute-moi, je ne veux pas écrire un rôle sur mesure pour la Castou (Catherine  Burkhardt), où elle serait elle-même de A jusqu’à Z ! Je souhaite plutôt faire ressortir une part secrète qui m’intrigue, que je crois deviner en elle.


Est-ce que vous pouvez en dire un peu plus ?

 

Je me suis inspirée de personnes que je connais, des renoncements auxquels elles se sont soumises alors qu’elles étaient pleinement intégrées à la société.

Le personnage qu’incarnera Castou est une femme qui a un passé bourgeois, qui a connu « la réussite » mais qui a décidé un jour de tout arrêter. De changer de camp. Elle se retrouve quasi clocharde. Une phrase de Grisélidis Réal (Les Combats d’une reine) donne un sens à cette démarche : « Vous ne pouvez pas savoir la liberté qu’on a quand on se trouve tout en bas de l’échelle ! ».

 

Vos pièces témoignent souvent d’un attrait pour les figures marginales, pour ces gens que l’on cherche, le plus souvent, à cacher ou à faire taire. Est-ce un acte politique que de leur accorder le premier rôle ?

 

Même si le terme « acte politique » me paraît un peu exagéré, je pense qu’effectivement,  rien n’est innocent au théâtre. À  partir du moment où l’on monte une pièce et qu’on la présente, on transmet forcément un message. Qu’on le veuille ou non. La manière dont les auteurs évoquent certaines choses, la façon qu’ils ont de s’y intéresser ou de ne pas s’y intéresser, de les valoriser ou de les ignorer, est forcément révélatrice d’un mode de pensée. Je crois que l’on se dévoile beaucoup par ce que l’on fait dire à ses personnages, même si on évite le premier degré, voire le  deuxième... Le sens jaillit malgré nous. Je ne souhaite pas faire du théâtre politique à proprement parler mais oui, il s’agit bien d’une forme d’engagement lorsque je donne la part belle à des êtres en marge. Les « marginaux » ne sont pas suffisamment respectés dans notre société.

À Genève, je croise souvent un clochard assez fascinant qui porte de grandes tuniques un peu moyenâgeuses et pousse un caddy bourré d’objets insolites. On ne sait pas s’il s’agit de déchets ou d’objets précieux. S’il est fou ou s’il ne l’est pas. S’il fait semblant de l’être ou s’il l’est  vraiment. Tout est tellement plus compliqué que ce que cela semble au premier abord. Ce n’est pas forcément lui le pauvre. Une phrase d’Audiard le dit : « Bienheureux les fêlés car ils laissent passer la lumière ». Voilà, c’est ça. Dans le tarot de Marseille, l’ermite, c’est le pouilleux, le solitaire, le fou... mais c’est aussi le sage. Sa figure est valorisée dans la mystique et dans la Bible ; ce qui n’est pas le cas dans notre société. Le théâtre peut donner la parole à ceux qui l’ont perdue, ou même jamais eue.

 

Ce rôle de porte-voix, vous le teniez déjà dans Les Combats d’une reine où vous donniez la parole à une prostituée ?

 

Oui, à cela près que Grisélidis Réal n’a pas eu besoin de moi pour s’exprimer ! Comme on le sait, elle est l’auteure de plusieurs livres et son écriture est enfin reconnue à sa juste valeur. J’ai peut-être un tout petit peu participé à mieux faire connaître l’écrivaine, à qui la catin révolutionnaire faisait un peu d’ombre, surtout à Genève : « Comment peut-on étudier à l’Université les textes d’une prostituée ? Quel scandale ! ». Elle raconte beaucoup de cette lutte contre les préjugés dans La Passe imaginaire.

 

Les Combats  d’une  reine se basent d’ailleurs sur ses propres écrits, nullement destinés aux planches à l’origine. À plusieurs reprises, vous avez adapté pour la scène des textes provenant d’autres domaines que celui du théâtre. Pensez-vous, comme le disait Antoine Vitez, que l’on puisse « faire théâtre de tout » ?

 

Oui, je crois que l’on peut faire théâtre de tout ; à condition que le metteur en scène soit passionné par son sujet. Dans ce cas, il peut faire un spectacle avec pas grand-chose, au niveau de la matière textuelle. Tout est question de désir.


 

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