COUPS DE VIEUX!


VIEUX COUPLE, HUMOUR GRINCANT ET CANAPÉ


HISTOIRES DE CHAMBRES


COUPS DE VIEUX!
 

Tribune de Genève, Lionel Chiuch, 9 décembre 2011.

 

Lui, il perd l’ouïe. Elle, elle n’a plus d’aile. Il n’y a pas que les illusions qui s’envolent après 50 ans. Les enfants partis, Monique et Roger se retrouvent comme deux crétins, acculés à ce rapport anthropophage qu’est le couple. Voilà qu’il leur faut se confronter à eux-mêmes et à leurs souvenirs. Le « carton » des noces, c’est surtout celui dans lequel on fouille pour y débusquer le passé.

C’est du Bergamote, donc distancié, un peu foutraque, avec cet humour à mi-chemin entre nonchalance et élégance […] Claude-Inga Barbey et Patrick Lapp sont incroyablement justes et touchants.


 

VIEUX COUPLE, HUMOUR GRINCANT ET CANAPÉ
 

Le Temps, Marie-Pierre Genecand, 19 mai 2011

 

 

Claude-Inga Barbey et Patrick Lapp incarnent une dernière fois Monique et Roger dans un spectacle sur ce qui reste aux couples après le départ des enfants.

 

Et si la vie de couple n’était qu’une histoire de canapé? Pas seulement ce qu’on y fait lorsque les enfants sont couchés. Mais aussi où on le place dans le salon, comment on le recouvre, ce qu’on y cache dans les plis et ce qu’on s’y annonce après une soirée arrosée… Le canapé comme partie de plaisir, balise de sécurité, instant de vérité. Dans Les Noces de carton, dernier Bergamote à découvrir au Poche, à Genève, le canapé remplit toutes ces fonctions. Il est le compagnon muet de ce couple qui vieillit, (s’)entend moins bien, rit encore un peu et puis s’ennuie. C’est le canapé de Monique et Roger, Claude-Inga Barbey et Patrick Lapp toujours aussi doués dans leurs œuvres acidulées.

 

Bergamote ne vole pas haut. Ce n’est pas son intention. Créé pour la Radio suisse romande avec Claude Blanc au milieu des années 90, ce théâtre du quotidien a une autre ambition: l’identification. Monique et Roger incarnent le couple suisse moyen – parfois très moyen – qui permet aux spectateurs de rire de se voir en ce miroir tout en considérant avec soulagement «que c’est exagéré». Ah oui?

 

Depuis quinze ans, Monique a des envies, des rêves, des projets. Souvent avortés. Ici, dans ces Noces de carton, elle veut repeindre les murs du salon couleur abricot, engager une magnétiseuse pour repérer les nœuds telluriques de l’appartement. Elle travaille aussi sur la mémoire cellulaire de ses ancêtres, ses traumas d’enfant. Et réclame encore l’héritage de belle-maman. Bref, Monique compense le départ du fiston par une frénésie d’actions qui frise l’agitation. En face, Roger est son exact opposé. Lui, ça fait longtemps qu’il a «lâché», et installer Internet dans sa maison dépasse de loin ses capacités. Il préfère draguer l’employée de Swisscom au téléphone… Pourtant, c’est lui qui suit le programme culturel des vacances et fait une drôle de découverte dans un musée conceptuel subitement très incarné.

 

Basé sur des improvisations, Bergamote a un côté comique assumé. Rien n’est écrit, mais les séquences sont tellement rodées que les dialogues fusent, les regards fusillent. Parfois, les comédiens composent d’autres personnages – des ex, des «connards en Porsche Cayenne» ou un docteur sportif –, mais on rit surtout des décalages conjugaux et des disputes défraîchies.

 

La fin vire au tragique. Comme dans une série télévisée, il s’agit de signer la dernière édition de ce théâtre improvisé. Oui, Bergamote, c’est fini. Claude-Inga Barbey l’a dit quand on l’a rencontrée en janvier et Roger le confirme virtuellement sur le canapé. La dernière réplique tourne autour du cœur, celui que l’on donne, celui qui échappe. Rien d’étonnant, les drôles sont d’abord des tendres.


 

HISTOIRES DE CHAMBRES
 

La chambre est ce qui occupe le tandem formé de Claude-Inga Barbey et Patrick Lapp au fil du poignant et ironique Bergamote. Noces de carton. sorte d’enterrement vibrant pour des figures tour à tour radiophoniques et scéniques. Celles, emblématiques, de Monique et Roger que l’on verra sans doute renaître ailleurs en d’autres formes et temps.

 

Scènes magazine, décembre 2011, Bertrand Tappolet

 

La chambre est d’abord ici un espace en expansion, construit par le hors champ de voix des comédiens dialoguant avant leur entrée dans le champ du visible du cadre scénique. S’inscrit ensuite le sens de l’intime avec les conjoints qui errent en pyjama, pieds dénudés. Les lieux s’enchaînent, se déploient par le jeu de voix off. En témoigne un hilarant audioguide. Il fait de la médiation culturelle en muséographie imaginaire, une sorte de discours sur le vide, le rien, déjà mis en distance critique dans Art de Yasmina Reza. Chambre avec vue aussi sur les précédentes déclinaisons bergamotiennes, dont cette dernière livraison retrouve les généalogies multiples et lignes mélodiques où se mêlent le deuil des enfants envolés du nid, la veulerie et la victimisation, le corps et l’esprit, le sexe et la mort.

L’ART DE LA SÉPARATION
À deux, Monique et Roger commencent par arpenter l’espèce d’espace de cinq mètres de large qui ne compte qu’un divan, pas terrible. Comment laisser la maison se vider de l’enfant aujourd’hui adolescente, sans liquider le passé du couple ? Restes qui disent la co-dépendance, chaussette qui tricote la transmission entre générations. Cet encombrant héritage que la mère ne peut évacuer, ratiocinant sur le manque d’autonomie financière et d’indépendance de la fille.

Au rayon « Déco & Co », la bobo écolo Monique promet pour la dimension murale une couleur abricot avec une « nouvelle peinture satinée bio qui sent pas ». Elle fait partie de cet archétype bobo parfois éminemment théâtral détaillé par le chroniqueur Étienne Liebig : « Ils ont des valeurs de fraternité, de solidarité et de respect de l’environnement… l’essentiel étant de se protéger et de protéger son petit bien-être personnel. Ça a le goût du pauvre… mais ça n’a pas de réelles inquiétudes face au quotidien. » Plus indifférente que jamais à ce qui lui est singulièrement le plus proche, la quinqua ne voit plus son Roger auquel elle demande de s’appareiller d’un appendice facilitant l’audition, tant il semble sourd au dialogue.

Comme surgissant de poupées gigognes, une galerie de portraits semble s’inventer à vue d’œil. Parmi eux, il y a le possible amant bègue et ex-ami d’enfance. Vaguement ému par un feuilleté de temps révolus, on saisit la déception de celle qui revient sur les chemins de l’enfance. Lieux de mémoire ressuscités par ce besoin de dire qu’elle a pardonné suite à une hypothermie subie à neuf ans, délaissée quatre heures suspendue à une échelle. Dans la veine de la théologienne Lytta Basset, cette femme du passé, confie : « Je croyais que le pardon était quelque chose qu’il fallait ressasser chaque jour. Alors que, sans savoir pourquoi, on se réveille un matin en ayant pardonné, se sentant plus léger. » Il y a ce travail de mémoire d’abord. Pour retrouver le « mal subi », durant l’enfance, et les différents « offenseurs », dont le copain  bègue. Découvrir tout le « mal commis », souvent dans le prolongement du mal subi. Il s’agit ensuite de dépasser la culpabilité, de traverser la révolte, d’accepter nos limites et la perte d’une image de soi intègre.

FIN DE PARTIE ?
Non sans souffrance et empathie, voici la voix off de la permanence téléphonique en service commandé auprès de la hotline griffée Swisscom. La femme fait de l’effeuillage nocturne de son anatomie une source de revenu complémentaire. Contrainte et forcée, elle subit les flots d’injures d’un Roger autant excédé que dépassé par le mystère des connexions d’un écran plat au réseau. S’ensuit en mode cabaret, la reprise de Colette Renard détaillant le cunnilingus dans l’inégalé chant organique et ode poétique au désir féminin, Les Nuits d’une demoiselle : « Je me fais gauler la mignardise / Je me fais rafraîchir le tison / Je me fais grossir la cerise / Je me fais nourrir le hérisson ».

Avec lucidité, Bergamote ausculte les petites manies et les grandes angoisses qui apparaîssent avec l’âge. On y retrouve, par instants, comme l’écho de la romancière anglaise Barbara Pym, qui dépeint la société de son temps avec une causticité non dénuée d’amertume. Si le spectacle enchaîne les brochettes de problèmes, elle s’immole dans une effusion lacrymale au détour de la disparition de Roger. L’existence est tissée de seuils comme autant de deuils. Dans la perte de soi, se lit, troublant, l’irrépressible orgueil de n’être plus rien, un bloc erratique et lacrymal de vestale abandonnée.

La chambre, fenêtre sur l’inconscient sinon l’au-delà recueille la voix d’une emmurée vive, voix de la solitude. La vie ne serait rien sans la contemplation que Claude-Inga Barbey cisèle dans le meilleur de son écriture.

Dans ces vies multiples, traversées et diffractées, cernées, éclatées, dissoutes par le montage dramaturgique, on pénètre souvent avec plaisir. Ne cherchez plus, vous y êtes.


 

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