COMMENT FAIRE RENAÎTRE L'AMOUR APRÈS UN GÉNOCIDE ?


LA FORCE DU COUPLE


FRANCINE WOHNLICH PARLE DE BAPTISTE ET ANGÈLE


TISSE-MOI DES PONTS QUE JE REVIENNE A TOI...


DIALOGUE SUR LE DÉSIR


EXTRAIT


COMMENT FAIRE RENAÎTRE L'AMOUR APRÈS UN GÉNOCIDE ?
 

Guide TV Loisirs, Lionel Chiuch, 5 novembre 2011

 

Pour situer son histoire, l’auteure genevoise Francine Wohnlich a choisi le Rwanda. Mais il s’agit moins de définir un lieu précis que de restituer une situation : celle du génocide, qui gangrène toute relation à venir.

Pour Baptiste et Angèle, qui ont vécu leur enfance dans un champ de morts, renouer les liens relève désormais d’une chorégraphie presque silencieuse, où l’on se rapproche, s’évite, se repousse. Ne reste alors que les mots, ténus et rares, dont la puissance toutefois compense l’absence d’étreinte. Partagés entre la peur et le désir, Baptiste et Angèle doivent inventer un nouveau vocabulaire des corps, au risque à chaque instant d’ouvrir de vieilles cicatrices. « Est-ce que tu crois qu’on ne peut pas se donner du repos, comme on se donne de l’amour ? » demande l’un d’eux, conscient que l’apaisement reste la condition de toute relation.

Dans une langue poétique, nourrie de néologismes, Francine Wohnlich donne à voir cette quête de l’intime, quand tout s’est effondré et que seule subsiste une flamme vacillante d’humanité.


 

LA FORCE DU COUPLE
 

Laurence Tièche Chavier, Scènes Magazine, novembre 2011

 

Comédienne au départ, puis auteure, Francine Wohnlich met ici en scène son premier texte publié, dans lequel elle ne jouera pas. Entretien avec une jeune femme pudique qui cherche les mots justes pour raconter l’intime.

 

Avant « Baptiste et Angèle », qu’avez-vous écrit ?

 

Avant cela, il y a eu deux textes pour le théâtre, non publiés, dont j’ai joué seule tous les rôles. Liqueurs de sel en 2000 s’interrogeait sur la notion d’histoire et de récit à travers le retour d’Ulysse chez lui : comment revient-on à l’autre après plus de dix ans d’errance et comment raconte-t-on ce retour retardé quand on est seul à revenir ? L’Obombrée en 2007 confrontait deux destins de femmes emblématiques, Marie et Antigone, la judéo-chrétienne et la grecque, celle qui a dit oui, celle qui a dit non. Obombré, mot latin, désigne aussi Marie dans la Bible : Marie est donc celle que l’ombre enveloppe. Cela m’intriguait, cet écart entre la représentation qui en est habituellement faite – Marie illuminée par l’esprit saint, la révélation – et cette ombre. Je me suis posé la question de son consentement : a-t-elle eu le choix ? sinon, s’agit-il d’un viol, d’un inceste ? et si elle a eu le choix, à quoi, à qui a-t-elle dit oui ? Ces deux très jeunes filles, 14 ans sans doute, sont à l’aube de leur vie de femme, et les deux risquent leur vie dans le choix qu’elles vont faire, l’une en disant oui au risque d’une lapidation pour adultère, l’autre en disant non à l’autorité, à la loi, au risque d’une mort certaine. Qu’est-ce qui fait que l’on se lève pour dire quelque chose d’invraisemblable, au risque sa vie ?

L’an prochain verra la publication d’un roman policier dont l’action se déroule dans un contexte théâtral, lors de répétitions d’Hamlet. Et j’ai également reçu une des bourses littéraires Pro Helvetia pour l’écriture d’un roman.

Paradoxalement, Baptiste et Angèle qui date de 2008 n’a pas été écrit pour le théâtre : c’est un roman, bien qu’il se présente comme un texte dramatique à quatre personnages. Plus tard seulement m’est venu le désir de le mettre en scène, cette fois-ci sans le jouer moi-même, dans un souci d’équilibre et de clarté vis-à-vis des autres comédiens.

 

Pourquoi situer l’action au Rwanda ?

 

Le vrai sujet est le couple dans sa durée et je voulais le situer dans un après. Le Rwanda, parce que j’avais lu Jean Hatzfeld (écrivain, auteur d’une trilogie sur le génocide) et parce qu’on ne guérit pas d’un génocide. Le véritable enjeu est de se demander comment on porte cela en soi, 15 ans après. La question de l’intime est essentielle : jusqu’où laisse-t-on l’autre approcher ? Si j’avais situé ce couple à Fribourg ( !), on se demanderait ce qui lui est arrivé, alors qu’on sait ce qui s’est passé au Rwanda, on comprend la difficulté à supporter un autre que soi. Le rapport à l’autre, la menace qu’il représente sont montrés d’emblée. Le génocide mène immédiatement à ces questions essentielles qui touchent à l’intime : la fragilité, les rapports d’annulation, la menace réelle ou imaginaire que représente l’autre, la peur de l’abandon. C’est un couple « empêché » mais vivant : courageux, généreux dans la parole, dans l’acte amoureux, qui ne ferme rien ni n’esquive, c’est là le noyau de ce couple . Il n’inspire pas la pitié car il est fort, malgré la honte. Les deux se parlent, non pour obtenir quelque chose pour soi, mais pour échanger, partager. C’est une relation non égoïste, qui respecte les limites, celles de l’autre et les siennes propres car ils se sentent en sécurité. Il n’y a donc ni accusations, ni culpabilisation, ni violence verbale.

 

Votre langue est d’une rare beauté …

 

C’est par Jean Hatzfeld que j’ai accédé au Rwanda et à la langue de l’Afrique, ce qui m’a ensuite laissé toute liberté d’inventer une langue pour dire les choses directement mais avec pudeur et délicatesse. Dire l’intime est difficile, c’est un sujet « inflammable », cela peut blesser, comment donc parler avec précision à l’autre, sans détours mais sans le blesser ? L’idée du Rwanda m’a aidée à trouver cette langue, qui est la mienne sans l’être. Je déforme la syntaxe en créant une porte d’entrée différente dans la phrase. Cette langue inattendue évite les automatismes et appelle l’écoute.


Un exemple de cette langue ?

 

« Peut-être que c’est trop embroussaillant pour toi » [la bagatelle: c’est une façon de ne pas juger, d’atténuer la violence. Ou encore « La femme auprès de qui je sentirais mes ongles de nerf se détendre, c’est celle-là que je ne rencontre pas. »

 

Est-ce le résultat d’un long travail d’écriture ?

 

Non, j’ai écrit ce roman en 5-6 semaines car l’écriture, longuement mûrie, en a été spontanée mais j’ai mis un an avant d’oser l’écrire, un an de peur… je savais où je voulais aller, il me fallait ensuite trouver le ton, et beaucoup oser au début.

 

C’est donc la première fois que vous mettez en scène d’autres comédiens sur votre texte ?

 

Un des moteurs pour écrire est d’écrire ce que j’aurais aimé qu’on me dise ou m’écrive. Là, c’est très beau comme le texte se déploie, parce qu’il y a de vrais gens qui le portent. J’ai de la chance, je me sens privilégiée !


 

FRANCINE WOHNLICH PARLE DE BAPTISTE ET ANGÈLE
 

Le Journal de Vidy, novembre-décembre 2011

 

La rencontre entre deux êtres, c’est un événement initial et troublant. Comment ça se noue, ce qui reste détaché, ce qui réclame d’être assouvi, ce qui hurle pour rester intouché, là où ça ébranle,

ce qui est plaisant du tremblement et ce qui dépasse la mesure – tant de choses qui se jouent, essentielles, et si peu de courage pour en parler.

 

Baptiste et Angèle vivent dans un après : après une fêlure, une trahison, une rupture de soi. Pour eux, c’est 1994 : cent jours de massacres, le génocide des Tutsis au Rwanda. Ils étaient alors adolescents, au bord de leur vie ; aujourd’hui, ils cherchent vaillamment à la construire. A fonder un foyer, à oser l’amour. A prendre le risque de la proximité, malgré l’abîme dans la poitrine.

 

Baptiste et Angèle n’ont pas de « problèmes » ils ont vécu un génocide. Pas de guérison à l’horizon. La question, pour eux, est de vivre après ce qu’ils ont traversé – ou ce qui les a traversés. L’enjeu est précisément situé dans la poursuite d’une vie qu’ils ne peuvent plus rêver intacte.

 

Baptiste lit un livre. Entre Angèle, qu’il n’a pas entendue venir. Il sursaute violemment. Ils rient.

Angèle On ne s’habituera jamais, hein ?

Baptiste Non.

 

Ce qui m’a motivée, c’est de chercher un rapport amoureux qui ne repose plus sur la séduction   ni sur la manipulation. Baptiste et Angèle se savent effrayés et fragiles. Alors ils s’offrent de la présence. Ils se reconnaissent l’un l’autre, ils s’écoutent. Ils situent leurs limites, expriment des besoins ; invitent l’autre à la parole. C’est un dialogue au-delà des reproches. Ils ne parlent pas pour obtenir, ils visent à mettre au monde.

 

Du coup, rien n’est joli ni sexy, c’est beaucoup plus ample. L’échange, ce n’est pas de séduire avec des attitudes bien cotées, c’est de faire la place à ce qu’ils vivent, malgré les rugosités. Or le noyau insécable, intolérable et terrifiant de ce jeune couple, c’est leur expérience commune de la menace d’élimination. D’annulation, d’effacement. Dans une relation intime, qu’en est-il des racines de ce mouvement ? De ses manifestations infimes, comme les éliminations symboliques ou les silences qui annulent ? Et comment supporter l’intensité de souffrance que cela réveille ?

 

Baptiste et Angèle sont aux prises avec ce nœud de douleur. Avec ce qu’on nomme fréquemment l’inhumain. Ils ont devant eux la tâche colossale du vivre après, du vivre avec. Et maintenant comment on fait ? est une question nationale au Rwanda. Maintenant qu’ils nous ont fait ça ? Maintenant que nous leur avons fait ça ? Comment recoudre la confiance, si elle peut encore l’être? Et qu’en est-il de l’amour ? Peut-on encore s’abandonner à quelqu’un ? Le désire-t-on encore ?

 

Epiphanie J’ai beaucoup cru que le pire était derrière moi. Mais le soleil se lève et se couche, et le pire est toujours là. Maintenant c’est un frein en moi, une voie qui ne conduit plus chez les autres mais contourne, détourne, dévie et éconduit. Je rêve bien parfois d’une main où je déposerais ma joue, mais je sais que ça n’aura plus lieu.

 

De cette façon, c’est encore la relation amoureuse qui se trouve interrogée. L’étreinte recèle un fantasme puissant : n’être plus qu’un, se mélanger à l’autre – et dans l’évidence, encore. Mais aussi : pouvoir enfin échapper au langage ; et à soi-même. Baptiste et Angèle s’aiment, ils sont attentifs et curieux l’un de l’autre; mais la sexualité ne comble plus les absences, elle les exacerbe. Pourquoi est-ce justement dans cette sphère intime, qu’on souhaiterait tellement indemne du monde, qu’ils se révèlent à l’autre et à eux-mêmes dans leurs manquements ? Et sont contraints au langage ?

 

Angèle Tu sais ce qui m’effraie le plus ? C’est que je pense... je crois que je ne connaîtrai plus jamais d’amour hors des marais.

Baptiste Je ne comprends pas.

Angèle Baptiste, tu ne vois pas que l’amour nous déporte dans les marais, quoi qu’on fasse ? Le pire, c’est que l’amour n’y change rien. Je veux dire, on a beau s’aimer, ça nous emboue là-bas.

Baptiste Arrête, s’il te plaît. Je ne peux pas vivre avec toi si tu penses ça.

Angèle Alors ne parlons plus. On ne peut rien l’un pour l’autre.

 

Baptiste et Angèle ne peuvent pas esquiver ce que le risque de l’autre leur fait vivre. Ils n’ont pas d’autre choix que le courage : ils renoncent au fantasme et labourent leurs réalités. Le miracle, c’est qu’au cœur de la peur, en plein cauchemar d’impuissance, Baptiste et Angèle se demeurent l’un à l’autre. Ils parviennent à maintenir l’ouverture; c’est là qu’ils trouvent l’amour. Dans un accueil immensément généreux, qui dilate ce qui respirait seul et étriqué.

 

C’est ce partage que je souhaite mettre en scène. Nous serons invités à entourer de jeunes comédiens et à les observer s’ouvrir à la parole, à cette beauté trouble. L’intimité, c’est le jardin de pudeur de chacun. Nous n’allons pas colorer d’images celui de Baptiste et Angèle ; c’est laissé à l’imagination. Avant tout, ce texte invite à apprivoiser la peur de l’autre, à en supporter l’effroi.  faire la différence entre la menace que l’on ressent et celle à laquelle on est réellement exposé. Il incite à devenir assez large de confiance pour contenir l’intensité de l’ébranlement dans l’espace du dedans, jusqu’à l’accepter.

 

Se sentir agacé, freiné, être mis hors de soi par les autres : c’est un élan d’accusation qui dégaine prodigieusement vite. C’est pourquoi nous serons assis sur des bancs que nous aurons à partager. Sommes-nous capables de supporter la proximité d’un voisin de banc pendant une heure, nous qui nous sentons si peu concernés par les forces mises en œuvre pendant un génocide ?

 

Et comme ce spectacle fait la part belle à l’écoute, j’ai invité John Menoud à écrire une partition de musique contemporaine pour ces dialogues. Composée pour un violon et des objets de percussion, cette mise en chair sonore crée un filet poétique qui ne s’autorise ni l’illustration ni les bons sentiments. La musique contemporaine ne s’écoute pas d’une oreille, elle en exige au moins deux et déroute encore. Si elle ne comble pas nos attentes mélodiques, elle s’offre néanmoins sitôt que nous acceptons de faire un pas de côté : sensible, ciselée, rigoureuse. Et peut conduire au vertige, comme la rencontre intime.

 

 


 

TISSE-MOI DES PONTS QUE JE REVIENNE A TOI...
 

 

entretien de Francine Wohnlich, réalisé par Anne-Sylvie Sprenger, tiré des Cahiers du Poche  n° 9

 

Comment est né ce couple de personnages ?

Je souhaitais parler d'intimité. Si les blagues de cul sont fréquentes et les films porno devenus une banalité, on se garde bien de dire ce qu'on vit dans une rencontre sexuelle. On ose très peu dire de l'intime : non pas ce qu'on fait mais ce que ça nous fait. Et puis, je voulais aborder la durée dans un couple. La rencontre ou le triangle de tromperie, c'est ce que racontent la plupart des films ; or je voulais interroger la durée ; ce qui se passe quand, extérieurement, il ne se passe rien.

 

Pourquoi les avoir situés au Rwanda, après le génocide ?

Je voulais situer ce couple dans un après, et j'ai choisi l'après du génocide des Tutsis. En ce moment, «comment on fait, maintenant?» est une question nationale au Rwanda. Peut-on encore s'aimer ? Est-il encore possible de s'abandonner à quelqu'un ? Comment recoudre la confiance?

Ensuite, je craignais qu'en situant ce récit en Suisse, par exemple, les lecteurs puissent esquiver la difficulté de la rencontre ; qu'ils se demandent ce qui est arrivé à ces deux jeunes gens, comme si le fait de savoir solutionnerait le problème. Au Rwanda, nous savons très bien ce qui s'est passé ; et qu'est-ce que ça change de le savoir? La difficulté de l'après demeure intacte. D'ailleurs, Baptiste et Angèle n'ont pas un problème, ils ont survécu à un génocide. C'est bien autre chose. Ils ne cherchent pas à changer, ils cherchent à vivre tels qu'ils sont.

De plus, je pense que la question du génocide n'appartient ni au passé ni aux autres. Mise dans semblable situation, je cèderai à la peur et à la pression comme les autres. Ne faut-il pas profiter de la sécurité intellectuelle d'un temps de paix pour arpenter ces zones de terreur?

 

Au cœur de cette pièce, deux monstres : la peur et le désir. Quel lien faites-vous entre ces deux émotions ?

Être vivant, pour moi, c'est être aux prises avec l'un et l'autre. Mais vous, vous parlez de monstres ; et ainsi, vous désignez la limite entre l'humain et l'inhumain. On le sait, il existe des idées très promptes que l'on brandit sitôt que la question du génocide est abordée. La plus fréquente consiste à en faire un moment d'exceptionnalité, au sens d'un événement inhumain. Or il me semble que cette pensée est dangereuse ; que c'est être très humain que d'être emporté dans un mouvement génocidaire et d'y participer activement. En revanche, ce mot de monstrueux définit effectivement une frange de l'homme, là où il bascule. Ce qu'on désigne maladroitement avec des expressions floues comme «l'horreur», ce sont des actes que l'on ne peut commettre que dans une forme d'absence à soi.

Mon désir d'écriture s'est niché là, dans la béance entre ce que nous sommes capables de faire, mais non d'imaginer. J'ai souhaité interroger l'espace du dedans. S'il disparaît pendant des expériences extrêmes, est-il possible qu'il réapparaisse ? Est-il possible de remettre de l'humanité là où il y a eu béance?

 

Face à la difficulté de vivre, et le monde autour, et le monde au-dedans, Baptiste et Angèle s’accrochent à un besoin inflexible de définir les choses, de trouver les mots pour dire… Pourquoi ce besoin de parole se fait-il aussi fort ?

Parce qu'il est aussi fort que leur désir de vivre ! Comment se sentir proche de quelqu'un autrement que par le dialogue ? On peut se sentir proche physiquement, dans le silence ; mais ça ne tient qu'aussi longtemps qu'on laisse planer le flou.

J'ai parlé plus haut du génocide comme d'une absence à soi ; ce texte est le projet de donner vie à l'espace intérieur ; de faire naître de la présence dans la béance. Concrètement, Baptiste et Angèle ne renoncent pas ; là où ils sont empêchés, ils s'arment de courage et d'humanité ; ils tentent de remettre du mouvement là où ils sont à l'arrêt. Baptiste et Angèle sont sur un fil, et le savent ; ça leur donne des forces. Car s'ils se parlent, ils ne sont pas bavards ; ils ne se fuient pas dans la parole, ils cherchent à s'y rencontrer.

Enfin, s'ils prennent le risque de partager des états d'une telle vulnérabilité, c'est qu'ils vivent une relation respectueuse et sécurisée. C'est parce qu'ils s'aiment qu'ils se dévoilent. C'est en ce sens que, pour moi, ce couple est un chant d'amour et de générosité.

 

Dans votre pièce, vous travaillez énormément la langue, jouant sur toutes sortes de néologismes. Une manière de mettre à jour l’indéfinissable de certaines choses?

Non. Je tords la langue par pudeur et audace. Parler par image peut donner le sentiment de se protéger de la brutalité d'un propos ; ça permet de parler d'un peu plus loin. Je crois que cette langue tient beaucoup à la prudence ; Baptiste et Angèle abordent des sujets qui sont dangereux pour l'un et l'autre. Qui blessent et font violence. Alors ils avancent délicatement – et surtout, ils visent à être précis. Ce sont les généralités qui offensent, ou les approximations ; ils cherchent à dire ce qu'ils ont en tête sans déborder sur les à-côtés. C'est un souci de l'autre.

 

Angèle et Baptiste s’aiment, il n’y a pas de doute. Pourtant, une menace ne cesse de rôder au sein de ce couple. Quelle est-elle ?

La menace ne s'est pas arrêtée après les cent jours du génocide. Non seulement le pays demeure dans un équilibre politique extrêmement précaire, mais l'atteinte perdure au dedans. La pire menace vient toujours de derrière soi ; les menaces qui sont au-devant de nous, généralement, nous ne les soupçonnons même pas.

 

Angèle et Baptiste finalement n’aspirent qu’à une seule chose : le repos. Mais un repos qui ne serait pas pour autant synonyme de solitude. Une chose qui a l’air bien difficile…

À vrai dire, mieux vaut se contenter de rêver de repos ; en réalité, le repos c'est la fin du désir, c'est une mort intime. Mais il y a un écart entre ce que disent les personnages et comment ils se comportent. À la lecture, on constate qu'ils ne renoncent jamais, même s'ils disent aspirer au repos. Ce qu'ils inventent, en revanche, c'est une écoute qui accueille ; ça n'est pas du repos qui soulage de soi, mais qui permet d'être soi.

 

À travers cette pièce, c’est toute une réflexion sur le couple qui se joue. Qu’aviez-vous envie de dire sur ce sujet ?

Que c'est beau et précieux, la durée. Baptiste et Angèle ne sont pas dans un rapport de séduction, ni de pouvoir ; ils cherchent la rencontre. Ils privilégient l'authenticité à la joliesse. Ils ont établi un rapport de confiance et d'acceptation qui me semble bien rare ; et enviable. Ce dialogue propose une vision de l'amour qui repose sur le partage de soi et non sur l'irrésistible mouvement de se fondre à l'autre.

 

À la fin de la pièce, le lecteur est envahi par un sentiment diffus. Un trouble, un vertige. Votre mise en scène affirmera-t-elle aussi que l'intériorité ne se laisse pas dire ?

J'ai envie de renverser le vertige ; et si la difficulté majeure n'était pas de se dire, mais de s'entendre ? Baptiste et Angèle reviennent sans relâche là où leur vie leur échappe ; et si c'était pour trouver à s'y entendre ? J'ai dit plus haut que l'enjeu de cette écriture est la présence à soi – c'est ça. Parallèlement, ma mise en scène se concentrera sur l'écoute. Nous allons chercher la résonance intime au texte, non sa mise en image. C'est la raison pour laquelle j'ai invité le compositeur John Menoud à écrire une partition musicale pour violon et percussions. La musique contemporaine n'illustre rien, n'explique pas ; elle invite à une écoute délicieusement, ou vertigineusement, inhabituelle.


 

DIALOGUE SUR LE DÉSIR
 

Marc Olivier Parlatano, Le Courrier, 30 janvier 2010

 

Un dialogue à propos du désir : tel est Baptiste et Angèle. Où Baptiste et Angèle s’attirent, se repoussent, s’approchent ou s’évitent, et ne cessent de se parler. La parole, c’est leur quête, leur planche de salut, l’outil à l’aide duquel ils tentent de renouer avec l’amour dans un Rwanda dévasté par les massacres.

 

Mais Baptiste et Angèle ont peur. D’eux-mêmes. L’un de l’autre. Ils ne sont pas isolés, ils se réfugient ailleurs – lui chez Anatole, elle chez Épiphanie – quand ils ne parviennent plus à se supporter. À se parler. Car quelque chose s’est brisé : « Le mot aimer ne veut plus rien dire. Avant, ça trouait le ciel, l’amour. Maintenant, quand quelqu’un parle d’amour, je frémis. J’ai vécu la fin de l’autre ». Force dramatique et tension ne quittent pas ce livre composé de dialogues jalonnés ça et là de vers de René Char, poète préféré de Baptiste. Francine Wohnlich se sert de plus d’une langue étonnante, enrichie de néologismes et de formes désuètes. De l’inclusion de vocables et tournures inhabituels résulte une fluidité accrue des échanges. La richesse du verbe s’en trouve augmentée également, entre la métaphore et la poétisation que ce lexique implique. Enfin, le recours à pareils mots donne à comprendre qu’Angèle et Baptiste se battent. Qu’ils luttent pour ne pas faire naufrage dans le marigot d’un passé qui, à tout moment, peut revenir les hanter : « J’ai vu un cauchemar », raconte Angèle comme si c’était un spectre ou un serpent.

 

Si l’on a écrit que l’humour était la politesse du désespoir, le vocabulaire de ce couple au bord de l’enfer révèle la volonté d’Angèle et Baptiste de ne pas renoncer à l’ultime richesse qui leur reste, celle du langage. Un affamé qui danse oublie un moment sa faim ; en parlant ce « plus que français », les deux rescapés s’empêchent de devenir des épaves au verbe disloqué. Et finalement, leur mouvement d’attraction et répulsion n’aura pas été vain :

« Quand on s’éloigne l’un de l’autre, on continue à s’appeler, et ces appels sont des cris d’amour. Si tu pleures de peur, c’est que tu as pris un risque avec moi, et moi je suis assez d’humeur à festoyer cette bonne nouveauté ».

- « Tonnerre. Il faut que je me mette à la littérature ».

- « Oh non. Il faut que tu mettes ta robe bleue et moi, que je cherche une chanson à la radio ».


 

EXTRAIT
 

 

Baptiste est assis à la table, devant la radio éteinte. Angèle l’observe. Il se sait observé.

 

BAPTISTE.- J’ai mal au ventre. Les matins, je ne sais plus. Ça fait quatre jours que je me lève avec la terreur en boule. Je ne sais même pas de quoi j’ai peur, Angèle. Je voudrais m’enfouir. Dedans, je m’apostrophe cancrelat, je me crie des avilissements. J’ai peur que tu me quittes parce que je tremble et m’effeuille. Mon père, il était un arbre. Il avait des branches, il portait des fruits. Moi je me ratatine au fond et ça me refuse les affectionnements. Je vais te quitter.

 

ANGÈLE.- Non. Non. Non ! Et pourquoi c’est moi que tu punis de ta douleur ? Arrête tes méchancetés ! Baptiste, je ne supporte pas la menace. Je sais bien que je fais la même chose – mais je ne supporte plus.

 

BAPTISTE.- Oui, c’est la folie.

 

ANGÈLE.- Qu’est-ce que tu fais ?

 

BAPTISTE.- Je vais aller creuser un trou. Je sais pas, c’est la seule chose que je puisse imaginer faire, là.

 

ANGÈLE.- Fais-le bien grand pour nous deux, Baptiste.


 

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