JEUNESSE BLESSÉE- ENTRETIEN FALK RICHTER


COMMENT AVANCER DANS LA VIE SANS SE RENIER


ENTRETIEN AVEC FALK RICHTER


JEUNESSE BLESSÉE- ENTRETIEN FALK RICHTER
 


Interview de Falk Richter réalisée par Jean-Louis Colinet en septembre 2008. Traduit de l’allemand par Cécile Michel.
Extrait de Oh les beaux soirs, trimestriel du Théâtre National, n°janvier-février 2009.


Sous-titrée « trois nuits blanches », la pièce est en effet composée de trois parties distinctes, trois nuits d’insomnie qui se répondent et durant lesquelles des personnages tentent de communiquer et de meubler leur solitude. Ces trois personnages semblent tous sur le fil du rasoir, à la limite du décrochage, sans fonction sociale apparente, sans autre repère qu’un ancien lien affectif…

La nuit semble une parenthèse dans laquelle on peut vivre et tout réinventer. Au fil des heures tout devient possible et le décalage et l’humour autant que le désarroi et l’angoisse agitent ces trois humains, perdus dans le noir.

La première nuit nous emmène dans l’univers clos d’un appartement presque vide, meublé d’un lit et de quelques vestiges de splendeur passée. Un jeune homme y habite, une femme et un homme lui rendent visite et tentent de se parler, dans un délire drôle et ambigu qui mêle le rêve, un passé commun et des considérations parfois absurdes sur le monde.

La deuxième nuit met aux prises deux hommes, qui furent sans doute amants. L’un rejette l’autre qui s’accroche à lui. Celui qui est délaissé décide qu’il ne peut pas passer la nuit seul, même s’il faut pour cela aller jusqu’à  user de violence.

Durant la troisième nuit, Lui et Elle sont au lit et ne dorment pas. Ils semblent étrangers l’un à l’autre puis se rapprochent, se reconnaissent, pour mieux s’éloigner, comme perdus dans leur couple.

 

Quel genre d’univers abordez-vous dans Jeunesse Blessée ?


Jeunesse Blessée montre un univers à l’opposé de celui de Unter Eis. Ce sont des gens qui sont sortis de ce monde de carrière obligatoire, de travail et d’argent, celui des protagonistes de la première pièce. C’est l’histoire d’un jeune homme qui refuse la société et s’y oppose à sa façon. Il ne veut pas être marqué, comme un produit qui doit se vendre. C’est un jeune artiste qui veut être fidèle à lui-même et qui vit de façon assez excessive et agressive, et ne veut pas être assujetti au capitalisme. Et donc, il vie une vie sur le fil, entre rock star et cas social.


J’ai appelé la pièce Jeunesse Blessée, trois nuits blanches. Ce sont en fait trois nuits qui montrent des gens insomniaques et où beaucoup de choses excessives et émotionnelles vont se passer. Et donc, les deux pièces vont ensemble selon moi, parce que l’une présente l’univers des puissants et l’autre celui des gens normaux, qui sont en partie tombés à côté de la société et qui essayent de s’en sortir avec la froideur générée par le monde du pouvoir. (…) Dans Jeunesse Blessée, je voulais que les gens soient très proches, que le public se sente proche des personnages pendant ces longues nuits où ils se parlent. Ils ont des rapports étroits entre eux, ils cherchent surtout la proximité, l’amour.


Comment avez-vous vécu le fait de travailler dans une autre langue que la vôtre avec des comédiens francophones ?


C’est intéressant de travailler avec des gens qui ont une histoire théâtrale différente. Dans chaque pays se développe une langue particulière qu’on utilise en répétitions, des expressions, une façon de se parler. Quand on est dans une autre culture théâtrale, qui est influencée par d’autres auteurs du passé, on se rend compte que l’on doit parfois expliquer les choses autrement et que l’on ne peut pas s’appuyer sur des évidences. Il faut réinventer cela ensemble. J’ai trouvé ça fort et intéressant. Et il y avait aussi Anne Tismer, une comédienne allemande mais qui joue parfois en français et qui a pu faire le lien entre les autres et moi. Dans l’ensemble, c’était très agréable. Et c’était aussi étrange pour moi d’entendre ma pièce dans une autre langue parce que, en tant que metteur en scène, on agit autrement que si on perçoit la moindre subtilité dans l’intonation- Bref c’était agréable et j’aimerais le refaire, et les deux comédiens francophones se sont vraiment bien mis dans le bain.


 

COMMENT AVANCER DANS LA VIE SANS SE RENIER
 

 

Dans Jeunesse blessée, Falk Richter s'interroge sur le difficile équilibre entre fidélité aux idéaux de jeunesse et passage tardif à l'âge adulte.


Le Soir (MAD), Jean-Marie Wynants, 4 février 2009.

Après l'énorme succès de Unter Eis (en français: Sous la glace), pièce tranchante sur l'univers des consultants de grandes entreprises, Falk Richter est de retour au Festival de Liège où il crée sa nouvelle pièce, Jeunesse blessée. Particularité : celle-ci sera créée en français par deux comédiens de chez nous, Fabrice Adde et Yoann Blanc et la formidable comédienne allemande Anne Tismer.


Jean-Marie Wynants : Vos spectacles ont souvent pour thème les dérèglements de la société contemporaine. La crise actuelle change-t-elle la perception du public ?


Falk Richter : Celui-ci réagit encore plus fortement. J'ai écrit Unter Eis il y a cinq ans. À l'époque, beaucoup de spectateurs pensaient que je parlais d'un petit nombre de privilégiés. Maintenant, ils se rendent compte que les actions de ce petit nombre influencent notre vie à tous.


Vous êtes devenu un habitué du Festival de Liège…


Jean-Louis Colinet vient régulièrement à Berlin et il a vu quasiment tous mes spectacles. Il est très intéressé par le théâtre qui explore l'univers de la société et du politique tout en cherchant des formes originales de mise en scène. Il y a deux ans, il m'a proposé de travailler ici. À l'époque, je n'avais pas le temps, mais on a continué à parler. Et cela aboutit à Jeunesse blessée. C'est la première fois que je réalise la première mondiale d'un de mes textes en dehors d'Allemagne. Et dans une autre langue que l'allemand.


Quel est le thème central de Jeunesse blessée ?


C'est un peu le monde opposé à celui de Unter Eis. Après avoir parlé de ces consultants qui font et défont la politique des grandes entreprises, je voulais parler de ceux qui subissent leurs décisions. Il s'agit ici d'un trio au centre duquel on trouve un type qui essaie plus ou moins de lutter contre l'idéologie du travail comme centre de la vie : la carrière, la réussite commerciale, etc. Il est DJ et vit un peu comme un artiste free-lance. Mais à 35-36 ans, une telle position devient un peu tragique. N'avoir rien réalisé à 40 ans, c'est moins drôle qu'à 20 ans.


Il fait partie de ces vieux adolescents qui refusent l'âge adulte ?


Oui. Il essaie toujours de vivre comme avant, mais cela devient pathétique. Bien sûr, c'est un thème sur lequel je m'interroge beaucoup : Comment résister au capitalisme, au libéralisme ? Comment ne pas devenir un artiste commercial ?

 

Le spectacle se déroule en trois parties…


Oui, il s'agit de trois nuits, trois épisodes. Un peu comme dans un film. À l'occasion de son anniversaire, le jeune homme retrouve ses deux meilleurs amis. Une femme et un homme. La première vient de décider de se marier avec son boss. Elle travaille dans la pub et elle est enceinte.
Le second est un écrivain qui, en publiant un livre sur leurs années de jeunesse, a fait un énorme succès. Il voudrait écrire un deuxième best-seller mais il n'a plus d'idées. Ensemble, ils reviennent un peu à leur passé et s'interrogent sur leur avenir.


Pourquoi ce titre qui pourrait laisser penser qu'il s'agit d'un spectacle sur des adolescents ?


Parce que ces trois-là ne sont plus si jeunes, mais ils ne sont pas encore des « grandes personnes ». Ils sont à ce point d'équilibre où il faut faire un choix. Chacune des trois nuits est consacrée à l'une des trois personnalités.


Les questions qu'ils se posent sont aussi les vôtres ?


Oui. Je me pose beaucoup ces questions : comment grandir, devenir adulte ? Autour de moi beaucoup de gens s'interrogent aussi. D'une certaine façon, toutes mes pièces parlent de ma vie, de ce que j'observe, des questions qui se posent à moi.


Comme dans Unter Eis, vous ne restez pas figé dans le réel. Le spectacle glisse aussi vers quelque chose de plus onirique


Il y a toujours un côté un peu irréel dans mon écriture et dans mon travail en général. Si je vais dans le « surréel », ça parle différemment au public. Curieusement, cela devient plus « vrai » que si je restais dans le réalisme pur.


Vous évitez le manichéisme…


C'est très important pour moi. Mes personnages sont à la fois victimes et agresseurs. Dans Unter Eis, je montre un consultant très actif dans le système. Il est donc un agresseur mais il va lui-même devenir victime de ce système. Plutôt que de stigmatiser des gens, je veux montrer que ce sont certaines idées qui sont mauvaises. Pour tous.
Dans Jeunesse blessée, le personnage central pense que grandir, cela signifie devenir ennuyeux, abandonner ses idéaux. J'aurai 40 ans cette année et la question du vieillissement m'intéresse. L'image que l'on donne des gens intéressants dans les médias, la pub, le cinéma, etc., c'est toujours lié à la jeunesse. Quand on vieillit, on a l'impression qu'on va être petit à petit exclu du monde.


 

ENTRETIEN AVEC FALK RICHTER
 

Barbara Engelhardt, Extrait d’Alternatives Théâtrales n°100, janvier 2009

 

Vos pièces comme vos mises en scène montrent que vous pensez le théâtre dans un contexte plus large, sur plusieurs plans : politique, social, économique, idéologique etc. Quelle approche détermine votre travail ?


Je pars toujours de ce qui m’intéresse le plus à un moment précis. Je veux comprendre le monde dans lequel je vis, je veux comprendre comment fonctionne notre système politique, notre système économique et comment il détermine les hommes qui en font partie, comment il oriente leurs modes de pensée et leurs sentiments. Lorsque j’ai écrit Le Système en 2003, je voulais chercher comment je pouvais parvenir à saisir, avec mes moyens, c’est-à-dire l’écriture et la mise en scène, à quoi ressemble notre mode de vie : comment vivons-nous ici, en Occident, quelle représentation avons-nous du bonheur, existe-t-il encore des valeurs autres que l’argent et la réussite ? Les gens ne sont-ils animés que par la peur, la peur du déclassement social, peur de son propre vide intérieur, de la solitude, de ne plus entretenir la moindre relation avec autrui, peur de vieillir, peur du burnout, peur que tout s’écroule – et ne faisons-nous rien d'autre que de combattre sans cesse cette peur du vide intérieur ? Je voulais savoir comment fonctionne en réalité notre démocratie économique, qui sont les détenteurs du pouvoir, qui sont les responsables – mais surtout : à quoi ressemble notre système vu de l’intérieur : comment ressentons-nous les choses ? Et les ressentons-nous vraiment ? N’avons-nous conscience de nous-même que dans la catastrophe – et que ressentons-nous alors ?

 

Quels liens s’opèrent entre cette orientation claire en terme de contenu et vos mises en scène d’autres textes, en particulier de classiques ?


Je recherche toujours dans les textes classiques ce qui m’intéresse du point de vue du présent. À la Schaubühne de Berlin, j’ai mis en scène une trilogie de Tchekhov, en partie en coproduction avec le festival de Salzbourg : Les Trois Soeurs, La Mouette, La Cerisaie. J’ai trouvé dans les personnages de Tchekhov des individus solitaires, très modernes, qui entretiennent entre eux des rapports emprunts d’une grande brutalité, qui pensent avant tout à eux-mêmes mais sont incapables d’être heureux – toutes leurs conceptions de l’existence échouent, ce qui provoque ce vide intérieur et les rend en même temps très agressifs. L’ennui tchekhovien est pour moi ce vide qui ronge l’homme moderne et qu’il répercute vers l’extérieur sous une forme souvent agressive et destructrice, son insatisfaction quant à sa propre existence, à laquelle il ne voit aucune alternative et aucun salut sous une forme utopique. Les pièces de Tchekhov se déroulent toutes sur fond de grand bouleversement à l’échelle de la société, de rupture. Les personnages pressentent que dans peu d’années un changement si énorme surviendra qu’ils ne peuvent vraiment se l’imaginer, et qu’eux-mêmes et leur mode de vie seront balayés par ce changement. De ce point de vue, nous ressemblons aux personnages de Tchekhov : notre façon de vivre ne tiendra plus très longtemps, tout ceci va s’effondrer, et cela commence d’ailleurs déjà. Nous le pressentons, mais à l’instar des personnages de Tchekhov nous ne savons comment agir maintenant, nous ne savons pas que faire, nous continuons à vivre, simplement, et espérons finalement que tout cela continuera ainsi.

 

L’ennui n’est pas précisément un des attributs de vos propres personnages, que caractérise davantage une sorte d’hyperactivité : les managers dans État d’urgence, les consultants dans Sous la glace, les employés du « village global » dans Electronic City, tous fonctionnent comme un hamster courant perpétuellement dans sa roue. Vos protagonistes contemporains ne sont plus des ouvriers… Dans quelle mesure sont-ils les « profiteurs » ou au contraire les victimes de leurs conditions de travail ?


Mes protagonistes sont à la fois coupables et victimes, détruisent les autres et eux-mêmes. Celui qui est allé jusqu'à l'épuisement professionnel comme employé dans la finance, à la bourse, comme consultant, nuit à lui-même et au monde : son activité n’apporte rien de positif à la collectivité, mais ne sert qu’une maximisation à très court terme des profits, ce qui implique souvent que des emplois soient supprimés ou que soit bradée la propriété de l’état. C’est là le problème du néolibéralisme : il ne s’agit que d’augmenter rapidement les profits sans qu’il n’y ait de stratégies à long terme. Toute comme il n’existe pas d’idée de ce que l’on pourrait faire de sa propre vie en dehors de la carrière professionnelle. C’est cette folie que je montre notamment dans Sous le glace.

 

Voyez-vous dans ce rapport de l'homme au travail une forme contemporaine du « héros tragique » ?

 

Le tragique réside dans le fait qu’il n’y a pas d’alternative au système. Celui qui refuse de s'épuiser au travail, qui ne fait pas tout pour sa propre carrière est exclu, il constitue une existence individuelle sans valeur : on ne peut aujourd’hui faire partie de la société que si l’on dispose d’un certain revenu, sinon on n’est pas un citoyen, on n’existe pas, on est réduit à une statistique, les laissés pour compte, la lie, pour laquelle il n’y a aucune perspective. (…)

Jeunesse Blessée est une réponse à Sous la glace – elle met en scène des gens qui sont sortis du système, qui ne font pas carrière ou s’y refusent, ceux qui n’ont pas part à la richesse, qui ont du temps, ceux qui ont « ralenti »…


 

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