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JEUNESSE BLESSÉE- ENTRETIEN FALK RICHTER
La nuit semble une parenthèse dans laquelle on peut vivre et tout réinventer. Au fil des heures tout devient possible et le décalage et l’humour autant que le désarroi et l’angoisse agitent ces trois humains, perdus dans le noir. La première nuit nous emmène dans l’univers clos d’un appartement presque vide, meublé d’un lit et de quelques vestiges de splendeur passée. Un jeune homme y habite, une femme et un homme lui rendent visite et tentent de se parler, dans un délire drôle et ambigu qui mêle le rêve, un passé commun et des considérations parfois absurdes sur le monde. La deuxième nuit met aux prises deux hommes, qui furent sans doute amants. L’un rejette l’autre qui s’accroche à lui. Celui qui est délaissé décide qu’il ne peut pas passer la nuit seul, même s’il faut pour cela aller jusqu’à user de violence. Durant la troisième nuit, Lui et Elle sont au lit et ne dorment pas. Ils semblent étrangers l’un à l’autre puis se rapprochent, se reconnaissent, pour mieux s’éloigner, comme perdus dans leur couple.
Quel genre d’univers abordez-vous dans Jeunesse Blessée ? Jeunesse Blessée montre un univers à l’opposé de celui de Unter Eis. Ce sont des gens qui sont sortis de ce monde de carrière obligatoire, de travail et d’argent, celui des protagonistes de la première pièce. C’est l’histoire d’un jeune homme qui refuse la société et s’y oppose à sa façon. Il ne veut pas être marqué, comme un produit qui doit se vendre. C’est un jeune artiste qui veut être fidèle à lui-même et qui vit de façon assez excessive et agressive, et ne veut pas être assujetti au capitalisme. Et donc, il vie une vie sur le fil, entre rock star et cas social.
COMMENT AVANCER DANS LA VIE SANS SE RENIER
Dans Jeunesse blessée, Falk Richter s'interroge sur le difficile équilibre entre fidélité aux idéaux de jeunesse et passage tardif à l'âge adulte. Le Soir (MAD), Jean-Marie Wynants, 4 février 2009.
Le spectacle se déroule en trois parties…
ENTRETIEN AVEC FALK RICHTER Barbara Engelhardt, Extrait d’Alternatives Théâtrales n°100, janvier 2009
Vos pièces comme vos mises en scène montrent que vous pensez le théâtre dans un contexte plus large, sur plusieurs plans : politique, social, économique, idéologique etc. Quelle approche détermine votre travail ? Je pars toujours de ce qui m’intéresse le plus à un moment précis. Je veux comprendre le monde dans lequel je vis, je veux comprendre comment fonctionne notre système politique, notre système économique et comment il détermine les hommes qui en font partie, comment il oriente leurs modes de pensée et leurs sentiments. Lorsque j’ai écrit Le Système en 2003, je voulais chercher comment je pouvais parvenir à saisir, avec mes moyens, c’est-à-dire l’écriture et la mise en scène, à quoi ressemble notre mode de vie : comment vivons-nous ici, en Occident, quelle représentation avons-nous du bonheur, existe-t-il encore des valeurs autres que l’argent et la réussite ? Les gens ne sont-ils animés que par la peur, la peur du déclassement social, peur de son propre vide intérieur, de la solitude, de ne plus entretenir la moindre relation avec autrui, peur de vieillir, peur du burnout, peur que tout s’écroule – et ne faisons-nous rien d'autre que de combattre sans cesse cette peur du vide intérieur ? Je voulais savoir comment fonctionne en réalité notre démocratie économique, qui sont les détenteurs du pouvoir, qui sont les responsables – mais surtout : à quoi ressemble notre système vu de l’intérieur : comment ressentons-nous les choses ? Et les ressentons-nous vraiment ? N’avons-nous conscience de nous-même que dans la catastrophe – et que ressentons-nous alors ?
Quels liens s’opèrent entre cette orientation claire en terme de contenu et vos mises en scène d’autres textes, en particulier de classiques ? Je recherche toujours dans les textes classiques ce qui m’intéresse du point de vue du présent. À la Schaubühne de Berlin, j’ai mis en scène une trilogie de Tchekhov, en partie en coproduction avec le festival de Salzbourg : Les Trois Soeurs, La Mouette, La Cerisaie. J’ai trouvé dans les personnages de Tchekhov des individus solitaires, très modernes, qui entretiennent entre eux des rapports emprunts d’une grande brutalité, qui pensent avant tout à eux-mêmes mais sont incapables d’être heureux – toutes leurs conceptions de l’existence échouent, ce qui provoque ce vide intérieur et les rend en même temps très agressifs. L’ennui tchekhovien est pour moi ce vide qui ronge l’homme moderne et qu’il répercute vers l’extérieur sous une forme souvent agressive et destructrice, son insatisfaction quant à sa propre existence, à laquelle il ne voit aucune alternative et aucun salut sous une forme utopique. Les pièces de Tchekhov se déroulent toutes sur fond de grand bouleversement à l’échelle de la société, de rupture. Les personnages pressentent que dans peu d’années un changement si énorme surviendra qu’ils ne peuvent vraiment se l’imaginer, et qu’eux-mêmes et leur mode de vie seront balayés par ce changement. De ce point de vue, nous ressemblons aux personnages de Tchekhov : notre façon de vivre ne tiendra plus très longtemps, tout ceci va s’effondrer, et cela commence d’ailleurs déjà. Nous le pressentons, mais à l’instar des personnages de Tchekhov nous ne savons comment agir maintenant, nous ne savons pas que faire, nous continuons à vivre, simplement, et espérons finalement que tout cela continuera ainsi.
L’ennui n’est pas précisément un des attributs de vos propres personnages, que caractérise davantage une sorte d’hyperactivité : les managers dans État d’urgence, les consultants dans Sous la glace, les employés du « village global » dans Electronic City, tous fonctionnent comme un hamster courant perpétuellement dans sa roue. Vos protagonistes contemporains ne sont plus des ouvriers… Dans quelle mesure sont-ils les « profiteurs » ou au contraire les victimes de leurs conditions de travail ? Mes protagonistes sont à la fois coupables et victimes, détruisent les autres et eux-mêmes. Celui qui est allé jusqu'à l'épuisement professionnel comme employé dans la finance, à la bourse, comme consultant, nuit à lui-même et au monde : son activité n’apporte rien de positif à la collectivité, mais ne sert qu’une maximisation à très court terme des profits, ce qui implique souvent que des emplois soient supprimés ou que soit bradée la propriété de l’état. C’est là le problème du néolibéralisme : il ne s’agit que d’augmenter rapidement les profits sans qu’il n’y ait de stratégies à long terme. Toute comme il n’existe pas d’idée de ce que l’on pourrait faire de sa propre vie en dehors de la carrière professionnelle. C’est cette folie que je montre notamment dans Sous le glace.
Voyez-vous dans ce rapport de l'homme au travail une forme contemporaine du « héros tragique » ?
Le tragique réside dans le fait qu’il n’y a pas d’alternative au système. Celui qui refuse de s'épuiser au travail, qui ne fait pas tout pour sa propre carrière est exclu, il constitue une existence individuelle sans valeur : on ne peut aujourd’hui faire partie de la société que si l’on dispose d’un certain revenu, sinon on n’est pas un citoyen, on n’existe pas, on est réduit à une statistique, les laissés pour compte, la lie, pour laquelle il n’y a aucune perspective. (…) Jeunesse Blessée est une réponse à Sous la glace – elle met en scène des gens qui sont sortis du système, qui ne font pas carrière ou s’y refusent, ceux qui n’ont pas part à la richesse, qui ont du temps, ceux qui ont « ralenti »… |
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