L'AMOUR EN VINGT TABLEAUX


L'AMOUR EN VINGT TABLEAUX
 

 

Blackbird, dans la belle mise en scène de Gérard Desarthe, entraîne un couple «interdit» dans une polyphonie de vérités plurielles.

 

Le Courrier,  Dominique Hartmann, le 8 juin 2011.

 

Quinze ans plus tôt, ils se sont aimés. Aujourd’hui, ils se défient: elle veut savoir pourquoi il a disparu, entendre un repentir –  au moment des faits, elle avait 12 ans, lui quarante. Blackbird, de David Harrower, thématise l’aveuglement en amour et ses déviances possibles. Ce texte dense et chargé d’urgence écrit pour le Festival international d’Edimbourg en 2005 a valu à l’auteur écossais le Scottish Theater Critic Awards et le Laurence Olivier Award. Au Poche, après Vidy, porté par deux beaux comédiens mis en scène par Gérard Desarthe, il débouche sur un huis-clos éprouvant et émouvant où s’esquissent des vérités individuelles troublantes.

Une écriture à facettes
C’est grâce à une photo qu’Una (Prune Beuchat) a retrouvé Ray (Raoul Teuscher), dans la petite banlieue où il refait sa vie sous un faux nom dans l’espoir d’échapper à la sanction sociale tombée sur lui depuis qu’il s’est reconnu pédophile, il y a bien des années, pour obtenir une remise de peine. Elle entend bien lui dire, offensive, déterminée, comment elle s’est reconstruite, lui faire entendre les saccages de cet amour et le confronter à son geste.
Mais l’écriture de David Harrower distille la matière tout en instillant le doute, évitant les contours clairs d’abuseur et d’abusée. Comme l’explique l’auteur écossais, «il y a cette citation de Brian Friel qui dit que toute histoire a sept faces. La première qui vous vient en est une. Mais il y en a six autres derrière. Alors pourquoi ne pas faire pivoter la chose et utiliser la face suivante, voir comment elle agit sur les personnages, sur l’histoire, sur le thème?»

Le travail de mémoire
En opposant au jeu frontal de Prune Beuchat (qui évite adroitement de s’y laisser enfermer) les bredouillements de Raoul Teuscher, saisissants, Gérard Desarthe explore précisément ces faces, celles dont est fait Ray en particulier, au langage troublé et ahanant, un langage dont il se méfie et ressemble à un surgissement. «Tout est si loin», tente-t-il de se défendre, fiévreux et oublieux, avant de révéler qu’il se souvient de tout et que cette histoire s’est inscrite en lui comme une véritable histoire d’amour – tandis que le spectre de la pédophilie envahit le plateau.
L’écriture de Harrower met les deux protagonistes sur le ring. Quand l’un avance, l’autre recule – et Una avance plus souvent. Mais Gérard Desarthe ralentit le mouvement, évite les rapports frontaux, laisse faire le travail de la mémoire et entrer le doute dans l’esprit du spectateur. Alors que la longue accusation aurait pu lasser, un découpage habile rythme Blackbird dont les jeux de lumière fonctionnent comme des trouées dans le psychisme du personnage. Les détritus qui environnent Una et Ray dans leur hangar, la scénographie de Jean-Marc Humm les a voulu immaculés, suggérant que dans le souvenir de l’un et de l’autre, la rencontre est restée pure. Même si la dernière scène ramène à un débat jamais assouvi où chacun des personnages lutte pour sa propre vérité.

 


 

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