JUDITH MAGRE JOUE LA P… RESPECTÉE SUR LA SCÈNE DU POCHE


LES TROIS AGES DE LA RÉAL


PASIONARIA, TROIS FOIS


L'ENERGIE VIVIFIANTE D'UNE DIVINE PARESSEUSE


FRANÇOISE & GRISÉLIDIS


UNE CONCLUSION AU 64ème FESTIVAL D’AVIGNON


DES COMBATS DE FEMME


UN SPECTACLE FONDAMENTALEMENT THÉÂTRAL


JUDITH MAGRE JOUE LA P… RESPECTÉE SUR LA SCÈNE DU POCHE
 

La comédienne campe une Grisélidis Réal inoubliable.

 

La Tribune de Genève, Lionel Chiuch, mars 2011

 

On ne fait pas une interview de Judith Magre, on discute avec elle. Du passé, que ses rôles aux côtés de Gérard Philippe, Fernandel ou encore Jean-Louis Barrault ne sauraient résumer, et surtout du présent. Lequel s’incarne au Poche sous les traits de Grisélidis Réal, prostituée aux multiples combats, que la comédienne française interprète de manière magistrale en compagnie de Magali Pinglaut et Françoise Courvoisier.

 

Grisélidis Réal, c’est moins la p… respectueuse de Sartre, dont vous avez joué de nombreuses pièces, que la p… respectée.

Respectée, je ne sais pas. Mais qui cherche à l’être sans doute.

 

C’est un rôle qui réclame une forte adhésion…

Dès le moment où l’on accepte un rôle, il faut bien qu’on adhère. Pas forcément avec tout d’ailleurs. Grisélidis Réal, je n’avais jamais entendu parler d’elle. Je trouve que c’est un vrai personnage, avec une belle énergie. Même si je considère qu’il est plus facile de livrer son corps quand on est vraiment amoureuse.

 

Dans le spectacle, on voit bien qu’elle a justement ce désir-là.

Elle est amoureuse, mais d’un mec qui la battait et qui n’est pas spécialement beau.

 

Peut-être parce qu’elle est fascinée par les personnes qui ont des failles ?

Sûrement, oui. Quand je sors de scène, je ne la comprends pas du tout. Mais une fois sur scène, ça me paraît tout à fait normal.

 

Qu’est-ce qui vous a motivée à participer à cette aventure ?

C’est Françoise (Courvoisier), qui est venue me voir plusieurs fois à Paris. Elle m’a donné des livres de Grisélidis et j’ai beaucoup aimé. Elle raconte des choses intéressantes qui rendent bien compte de sa vie et de sa situation. Toutefois, si ce n’est pas quelqu’un qui me plaît qui me le propose, ça ne me donne pas envie. Donc, là, c’est Françoise, avec sa générosité et son enthousiasme.

 

Vous avez déclaré que ce qui vous intéressait, maintenant, c’est un beau rôle au cinéma…

Ce qui m’importe, c’est de jouer. Au cinéma ou au théâtre, parce que, autrement, je m’emmerde. C’est vrai qu’au cinéma je n’ai pas fait de choses aussi intéressantes qu’au théâtre, même si je me suis amusée. Mais je n’ai jamais rien fait à contrecœur. Je suis trop paresseuse pour subir des contraintes.


 

LES TROIS AGES DE LA RÉAL
 

 

Au Poche à Genève, Françoise Courvoisier rend hommage à Grisélidis Réal, prostituée, auteure et activiste dont les  écrits et les lettres retracent les combat.  

 

LeMag, rendez-vous culturel du Courrier, Nicola Demarchi, mars 2011

 

Elle avait une posture royale et un regard réaliste. Une âme de travailleuse et un tempérament d’artiste. Un métier et une vocation : la putain et l’écrivaine. Ou l’inverse. Ensuite le milieu, ou le destin, l’ont conduite à une troisième mission : la lutte contre les bien-pensants, pour la vie.

C’est aussi sous trois visages et âges différents que Les Combats d’une Reine, au théâtre Le Poche jusqu’au 27 mars, nous livre l’œuvre et les postures de Grisélidis Réal. L’œuvre d’une vie et les visages de Magali Pinglaut, Françoise Courvoisier (aussi metteure en scène) et Judith Magre.

 

TRIPTYQUE SCÉNIQUE

Distribuées sur scène en autant de décors contigus, les trois vies de la Réal connaissent en effet différentes étapes sous le signe d’un même combat. Enfermée à 35 ans dans la prison de Munich, quatre enfants à la maison et un amant perdu, elle lit, écrit. Dessine, réfléchit, prend des résolutions. À 50 ans, publiant son premier roman (La Passe Imaginaire, 1994), la reine devient écrivain et se paie le luxe de le faire de la plus jolie des manières : en disant le vrai. À 75 ans, elle lutte contre le cancer ou plutôt « pour la vie », et s’impose en porte-parole des travailleuses du sexe avec la meilleure des armes : l’ironie.

Telle une bataille menée sur plusieurs fronts à la fois, la mise en scène procède à un zapping temporel qui donne parfois des résultats intéressants : « Nous les putains on ira directement au paradis », lance la Réal cinquantenaire Françoise Courvoisier, « parce que l’enfer, on a déjà donné », glose la Réal septuagénaire Judith Magre. L’essentiel de la pièce réside toutefois dans le verbe même de cette divine prostituée. Sa vitalité lorsqu’on lui trouve un cancer à l’estomac : « On ne vivra jamais assez avant de crever ». Sa lutte caustique contre le moralisme sarkozyste : « L’état est un maquereau sans âme ». Ou encore : « Qu’est-ce qui vaut mieux prostituer ? Son cul ou son âme ? » Sa vocation à donner du plaisir, telle une infirmière du sexe, à ceux qui n’ont rien ni personne : « D’un foutre à l’autre, d’une solitude à l’autre ».

 

LE VERBE SANS LE GESTE

On retrouve aussi tout un argot personnel à l’humour tendre et désenchanté, étayé dans ses « carnets » où elle inscrit par ordre alphabétique les sobriquets de ses clients fidèles et leurs goûts sexuels. Une typologie qui va du « A » de l’Allumette, « un petit Espagnol toujours ivre », au « N » du Nain sicilien « qui avait un sexe plus grand que lui qu’il aimait faire virevolter devant la glace », en passant par la Brute, le Cochon ou encore Trois tonnes. Glauque ? Non, poétique. Car si l’humour est la politesse du désespoir, l’écriture de Réal y ajoute un art de transformer le réel. Procédé familier à un autre écorché comme Jean Genet.

Cette poésie donne cependant un côté statique et littéraire à la pièce, où le texte l’emporte sur l’action, la posture sur le geste, dans un ensemble parfois un brin hiératique. Défaut accessoire pour la fondation d’une icône et passage obligé pou la divulgation d’un verbe sauvage et souverain.


 

PASIONARIA, TROIS FOIS
 

Le Temps, Marie-Pierre Genecand, 11 mars 2011

 

Sa distinction tient dans son port de tête souverain. Et dans son regard félin. Sur la scène du Poche, à Genève, la Française Judith Mage incarne un personnage à l’opposé des rôles d’aristo que lui confiait Jacques Chazot. Elle est Grisélidis Real, pasionaria du trottoir genevois, au moment où, à 75 ans, un cancer lui ronge les entrailles. Aux côtés de la grande comédienne parisienne, Magali Pinglaut et Françoise Courvoisier évoque deux autres âges de la célèbre catin. Ses 35 ans, passés dans une prison munichoise pour vente de marijuana et ses 50 ans triomphants. Trois comédiennes pour un spectacle, Les combats d’une reine, qui raconte avec tact la singularité de cette « écrivaine, peintre et prostituée ».

 

« Nous, les putes, on ira directement au Paradis, car l’enfer, on a déjà donné. » « Que vaut-il mieux prostituer : son cul ou son âme ? Son cul, bien entendu. C’est plus pénible physiquement, mais c’est plus propre ! » Elle l’a prouvé dans ses combats politiques pour la reconnaissance des prostituées : Grisélidis Real aimait provoquer. Quand elle ne choquait pas simplement avec le recensement des ses clients. […] Au Poche, c’est Françoise Courvoisier en bas résille et bustier pigeonnant qui assume cette partie bravache. La directrice des lieux assure aussi la mise en scène et se réjouit de relayer une nouvelle fois cette parole « vivante et merveilleusement humaine » après Grisélidis en 1993 et Les sphinx du macadam en 2003. […]

 

Dans Les combats d’une reine, on entend donc les coups de sang de la militante, mais aussi ses coups de cœur pour des amants sublimes ou ses coups de déprime lorsque la prison l’étouffe ou que, plus tard, son cancer devient trop virulent. Réparties le long d’une ligne oblique, chacune à sa table d’écriture, les comédiennes se passent les confessions à la fois lumineuses et querelleuses de la diva des rues. […] L’éclairage qui cible celle qui parle […] a le mérite de la simplicité. « Mettre en scène les textes de Grisélidis Réal, c’est s’engager humainement, politiquement, viscéralement », note Françoise Courvoisier. Malgré son engagement, la metteuse en scène a su rester mesurée, le texte n’en a que plus d’intensité.


 

L'ENERGIE VIVIFIANTE D'UNE DIVINE PARESSEUSE
 

24h, Corinne Jaquiéry, 8 mars 2011

 

«J’ai besoin de théâtre, sinon c’est Oblomova !»  Judith Magre, reine de la scène aux yeux de chat, manie l’autodérision avec le tranchant du rasoir.  Elégante et ironique, sa référence à Oblomov, héros paresseux d’un roman de Gontcharovn, lui va comme un gant. Elle est aussi excessive, puisque cette affamée n’a pas cessé de travailler au théâtre et au cinéma depuis son premier lever de rideau au début des années cinquante. Judith Magre a joué Eschyle, Giraudoux, Tchekhov, Brecht, Sartre ou Claudel. «Je suis une amibe. N’importe quel personnage me ressemble, ou plutôt ne me ressemble pas car je n’ai pas l’impression d’exister. Ce sont les mots qui font que je deviens. » Une idée incongrue quand on est face à cette femme magnifique, vibrante de vie. Judith Magre confesse être une «dépressive qui rigole ». Elle dit ne pas aimer l’introspection et détester se regarder dans un miroir «sauf pour pleurer». Pourtant, l’amie de Simone de Beauvoir, grande séductrice, a été désirée autant qu’elle, par les mêmes hommes parfois, comme Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah. «Quelques hommes dans ma vie m’ont vraiment aimé. Ils m’ont dit des tas de choses très agréables. Cela me faisait plaisir et, en même temps, je me disais : «mon dieu, je suis une sorcière. Ces gens si intelligents, si lucides avec d’autres, ne voient plus clair ! »

 

Un aveuglement étendu aux plus grands metteurs en scène qui louent ses qualités d’interprète. Jean-Louis Barrault notamment. Le maître de l’art total avait su entrevoir la sensibilité que la jeune fille dissimulait sous sa bravache d’adolescente. La comédienne s’en souvient avec émotion. «C’était l’homme le plus exceptionnel que j’ai jamais connu. J’aimais son énergie, sa drôlerie, sa tendresse, son génie. J’ai de la chance, en général, les gens que je rencontre ne sont pas parmi les cons!»

 

Lovée au coin d’un canapé de son hôtel de la vieille ville de Genève où elle joue Les combats d’une reine de Grisélidis Réal, la comédienne se livre sans fards et ne mâche pas ses mots. Parfois espiègle, parfois mordante, elle confesse qu’elle ne veut vivre que l’instant présent. «Si le passé a été agréable, ça fout le cafard d’y penser, s’il a été désagréable, cela ne vaut pas la peine d’y revenir. Quand à l’avenir, j’ai toujours l’impression que je vais mourir d’un instant à l’autre. Ce que je souhaite de tout mon cœur !»

 

La vieillesse, Judith Magre ne veut pas en entendre parler : elle ne supporte pas la pensée de la mémoire qui s’effrite et du corps qui se dégrade, incapable de répondre à ses désirs les plus impérieux. «Comme faire l’amour qui est la chose la plus importante de la vie, mais complètement liée aux sentiments pour moi. Je n’aurais pas pu me livrer à la prostitution comme Grisélidis Réal», confie-t-elle dans un sourire. Un moment de joie pure soudainement voilé par le souvenir de son frère, mort à vingt-huit ans dans un accident de voiture. « C’était l’homme le plus beau du monde. Je ne m’en remettrais jamais. Beaucoup de gens que j’ai aimé sont morts. Ils n’ont pas vieillis, moi si… »

 

Alors quelle meilleure manière d’arrêter le temps que le théâtre ou le cinéma? l’actrice ne cesse ainsi de se lancer de nouvelles aventures scéniques se confrontant avec jubilation aux textes contemporains, même les plus féroces et les plus transgressifs comme le récent Et l’enfant sur le loup où elle joue le rôle d’une mère terrifiante et fragile. «J’aurais aussi bien pu être bandit de grand chemin, mais je n’aimerais pas aller en prison, je déteste être enfermée.»  Car être une femme libre, Judith Magre y tient plus que tout, avec une seule contrainte, la scène!


 

FRANÇOISE & GRISÉLIDIS
 

L’Hebdo, Anne-Sylvie Sprenger, 3 mars 2011

 

Avec «Les combats d’une reine», Françoise Courvoisier, à la tête du Poche à Genève, donne à entendre pour la troisième fois, les textes de feu Grisélidis Réal, la plus militante des prostituées européennes. Une histoire d’amitié.

 

Il n’y a pas de hasard. Si Françoise Courvoisier, directrice du Théâtre du Poche, à Genève, présente aujourd’hui une troisième création à partir des textes de Grisélidis Réal, célèbre prostituée genevoise, c’est que la femme a été touchée en plein cœur. Les combats d’une reine, à découvrir ce mois-ci, succède en effet aux Sphinx du Macadam, porté à la scène en 2003, et au sobrement intitulé Grisélidis en 1993 – c’était alors la deuxième création de la jeune metteur en scène.

«Je suis tombée sur une lettre d’elle publiée dans un journal. Je n’avais alors jamais entendu parler d’elle», se souvient-elle, le regard lumineux. «J’ai tout de suite été subjuguée par la flamboyance de ses mots. Il y avait là un éclat qui correspondait exactement à mes envies de scène.»

Prenant son courage à deux mains, la jeune Françoise Courvoisier contacte l’intimidante figure du monde de la prostitution. «Elle était très réticente à mon désir de porter au théâtre sa parole, comme elle avait d’ailleurs toujours cette méfiance face aux femmes qui sont de «l’autre côté». Celles qui ne se prostituent pas et ne peuvent donc pas comprendre.»

Grisélidis Réal craignait non pas le voyeurisme, mais cette sale notion d’apitoiement, une idée contre laquelle est s’est battue toute sa vie. «C’était devenu un combat quasiment christique», ajoute la Genevoise. Pour elle, son métier s’apparentait à une vraie mission sociale pour tous ces hommes qui n’ont personne à prendre dans les bras. Les émigrés qui ont laissé leur femme au pays, et ces maris que leur femme ne suce plus depuis vingt ans.» Pour les travailleurs étrangers, la prostituée avait d’ailleurs coutume de casser les prix – «tout le monde doit avoir accès à la tendresse» –, mais elle parlait aussi littérature avec eux, leur donnant ses livres, leur faisant toucher à ce monde qui l’enflammait plus que n’importe quelle partie de jambes en l’air réussie: celui des mots.

 

Mots en fureur. L’extase des mots. Leur puissance évocatrice, leur vérité brutale. Voilà à quel plaisir secret s’adonne la célèbre prostituée dès sa jeunesse: l’écriture de ses pensées noires ou rouge feu, tout à la fois portées par l’innocence et la colère. Car il y a de la fureur dans les mots de Grisélidis Réal, une indignation que l’on peut dire politique tant elle n’a cessé de s’ériger contre l’hypocrisie générale. Il y a aussi de la passion chez cette grande amoureuse prête à se perdre dans des histoires d’amour hallucinées avec les plus piteux naufragés de la vie. Mais il y a surtout une saisissante lucidité, qui sait mêler aux détails les plus sordides de ces passes rapides, les envies d’infini de ces artisanes de l’ombre, comme parties prenantes d’une même réalité. Entre poésie et provocation.

On est toujours en 1992. Françoise Courvoisier ne baisse pas les bras. Elle croit en la nécessité absolue de faire entendre ces textes. Alors elle insiste. Demande un rendez-vous, puis deux. «Je me souviendrai toujours du jour où elle m’a invitée chez elle pour déguster un lapin à la tsigane», raconte la femme de théâtre. «C’était à l’époque où elle pratiquait encore, c’était troublant de se retrouver là.»

 

Vie et littérature. Ensemble, les deux femmes parlent vie et littérature. De plus en plus souvent. De longs moments où la discussion part dans tous les sens, empruntant tous les sentiers de l’existence. «Plus je l’ai vue, plus elle m’a épatée», raconte encore Françoise Courvoisier. «Elle m’impressionnait vraiment au début avec son côté dur et direct, mais en même temps, il y avait ce regard enfantin et malicieux. Je crois que c’est parce qu’elle a tellement dû se battre pour sauver son âme et préserver son innocence…» Acquérant une certaine confiance en la metteure en scène, Grisélidis Réal commence à lui donner quelques-unes des lettres qu’elle a écrites, «au compte-gouttes». Puis, elle lui ouvre bientôt toute son intimité. La directrice du Poche se souvient encore de «ce moment magique, où, un jour, elle m’a tendu un petit paquet: c’était ses lettres photocopiées sur du papier rose, attachées avec un ruban».

Le spectacle Grisélidis voit le jour en 1993. Puis, dix ans plus tard, c’est au tour des Sphinx du macadam. Entre-temps, les deux femmes sont devenues amies, même si cela gêne toujours Françoise Courvoisier d’utiliser ce mot: «Il y avait tellement de gens plus proches d’elle, notamment ces femmes qui étaient du «même côté»…»

Aujourd’hui, six ans après la mort de la militante, Françoise Courvoisier a eu envie d’aborder ses textes différemment: «J’ai d’abord été séduite par le personnage, son discours, ses combats. Je n’ai compris que plus tard que c’était un grand auteur.» Avec Les combats d’une reine, la metteur en scène souhaitait rendre hommage avant tout à la femme écrivain, celle qui sait mêler dans une même phrase «le désespoir le plus absolu à l’extase la plus totale». Retrouver cette flamboyance qui l’avait conquise en une demi-page imprimée dans un journal.

 

Trois Grisélidis. Ce nouveau spectacle présente un montage de différents textes: Suis-je encore vivante (2008), La passe imaginaire (1994), Les sphinx (2005). S’entrecroisent alors sur scène trois Grisélidis, la jeune prisonnière de 35 ans (interprétée par Magali Pinglaut), la militante de 50 ans (Françoise Courvoisier), et la femme de 75 ans qui affronte avec la même ténacité et fierté la maladie (Judith Magre).

Reste que si le spectacle saisit par la beauté éclatante de ces textes, il n’en fait pas moins avaler de travers certains spectateurs, ce qui constitue un réel plaisir pour la directrice du Poche. «C’est toujours plaisant de faire avaler des couleuvres, de toucher à la limite de ce qu’on peut dire.»

La question de la prostitution et celle, plus large, de la sexualité continuent en effet de déranger. Pour preuve, le rejet le mois dernier par la Municipalité genevoise de la stèle proposée pour la tombe de Grisélidis Réal, jugée «choquante». Celle-ci évoque en effet un sexe féminin. L’œuvre funèbre est rejetée, mais le corps qui a assouvi les désirs et besoins de tendresse de tant d’hommes solitaires, repose depuis 2009 au Cimetière des Rois, le Panthéon genevois des grandes personnalités. L’hypocrisie demeure. Mais la poésie aussi. La bataille n’est pas terminée.

 


 

UNE CONCLUSION AU 64ème FESTIVAL D’AVIGNON
 

à propos des Combats d’une Reine par Micheline B. Servin,

extrait du texte Les maux faits aux mots, "Les Temps Modernes", n° 660, Editions Gallimard

 

 

Dans les festival « Off », plus de mille spectacles, nombre dont s’enorgueillit l’AF & C (Avignon Festival & Compagnies), une foire. Je n’écrirai pas sur le « Off », je me suis expliquée dans la chronique de 2008. Cependant, une exception. Voyant tous ces comédiens arpentant le trottoir pour attirer des spectateurs, la pensée me vint de la prostitution, avec en maquerelle Avignon.

 

Le spectacle venait à pic et était remarquable, portrait dans le vif d’une femme hors du commun, peintre, écrivain à la plume de haute volée et prostituée, amante passionnée de la vie et de la liberté qui puisa dans les blessures et les humiliations une force de lutte, Grisélidis Réal.

 

Intitulé avec pertinence Les Combats d’une Reine. Un entrelacement d’extraits de Suis-je encore vivante ?, Le Carnet Noir et Les Sphinx, qui rassemblent les lettres à Jean-Luc Henning de 2002 à 2005, où se ravivent des souvenirs. Trois épisodes dans les lieux suggérés par une valise, un comptoir de bar, une table bureau.

 

Magali Pinglaut pour le passage dans une prison allemande, la séparation inquiète d’avec les quatre enfants, le désir de peindre mais l’impossibilité. Françoise Courvoisier (qui signe la conception et la mise en scène) pour la prostitution et un inventaire des clients, la connaissance narquoise des travers et compatissante envers les démunis, les victimes de racisme.

 

Elles sont justes, mais l’étincellement du regard aigu et de l’écriture jaillit de l’art et de la finesse d’interprétation de Judith Magre, formidable médiatrice vers Grisélidis Réal, alors atteinte d’un cancer contre lequel elle lutte et apprend à vivre, l’arme de l’humour pas rengainée, toujours féroce envers la médiocrité ; en rebelle lucide sur l’humaine condition, elle n’esquive pas l’avancée de la mort, menant une ultime lutte par révérence à la vie. Une femme digne, sublime insoumise. L’actrice, le modèle, une rencontre superbe.

 

L’insoumission, un mot oublié.


 

DES COMBATS DE FEMME
 

AVIGnews.com, 23 juillet 2010
Le coup de coeur de la rédaction
par Noëlle Réal

Grisélidis Réal était une prostituée humaniste et philosophe qui toute sa vie s'est battue pour la liberté. Trois périodes de sa vie incarnées magistralement sur la scène du Théâtre des Halles par Magali Pinglaut, Françoise Courvoisier et Judith Magre.

Trois tranches de vie:  35 ans, 50 ans et 70 ans d'une femme incroyable. Trois femmes et toujours la même obsession: ne pas être prisonnière, ni des préjugés, ni des barreaux, ni de la maladie. Une leçon.


Elles ont du cran, ces trois femmes-là d'incarner cette figure du féminisme, de la liberté et de la défense des prostituées. Du cran de porter une parole souvent crue, dure et frappante. De la jeune Magali Pinglaut qui campe sur un tout petit espace l'année de prison de Grisélidis Réal durant laquelle la prostituée a lu Tchekov et Montaigne. De la bravache Françoise Courvoisier (à qui l'on doit la mise en scène) qui incarne les années de prostitution militante. "Je vais pas les faire payer plus de 100 francs ces pauvres bougres à qui aucune femme n'ouvre les bras". A la fragile, mais déterminée, Judith Magre qui incarne littéralement ce grand coeur malade, rongé par la bête cancer qui a tant soif d'aimer, de vivre encore, de respirer, de se battre... Une Reine, assurément, Grisilédis Réal l'a assurément été. Des reines, ces trois comédiennes le sont tour à tour dans l'implication qu'elles mettent à restituer avec un profond respect la vie hors norme de cette éperdue de liberté. On ressort de cette pièce bouleversé par les combats de cette reine : des combats d'amour, des combats d'humains. Des combats de Femme.


 

UN SPECTACLE FONDAMENTALEMENT THÉÂTRAL
 

Scènes Magazine, Julien Lambert, août 2010

 

(…) Une caisse en bois, un bureau d’écrivaine, un bar : trois tables en crescendo, propices aux dérupées abruptes entre nirvana et abîme. Trois femmes pour tenter de cerner, à différents moments de sa vie, l’insaisissable reine aux multiples couronnes, polémiste, prostituée, poète, peintre et pyromane de la pensée droite. Trois situations d’isolement, de marginalité forcée où la pensée et la poésie fermentent en liberté : la prison que la jeune Grisélidis (Magali Pinglaut) purge pour quelques grammes de Marijuana, le confessionnal du bar où la prostituée (Françoise Courvoisier) gueule sur la société et se confie sur les dessous de son art, la maladie où la femme accomplie (Judith Magre) consomme quelques derniers poisons délicieux « au bord du néant ».

 

Trois paires de lèvres hyperactives pour trois âges de la vie, comme dans les tableaux de la Renaissance, qui concentrent l’attention du regard : lèvres tremblantes de la tendre amoureuse, lèvres en sourire de la travailleuse épanouie, lèvres cracheuses et maugréantes de la polémiste irréductible. Les dictions aussi vont crescendo : Magali Pinglaut sussure des poèmes, frémissant corps et âme, tandis que Judith Magre scande ses phrases dans une diction rythmée, pleine d’accents de gouaille.

 

La lumière passe le crachoir sans transition de l’une à l’autre, pour laisser se dégager un portrait en kaléidoscope. Rien d’atemporel pour autant ; les horizons d’attente de chacune projettent les discours entrelacés vers un devenir irrémédiable : l’une attend son procès dans l’espoir d’être libérée, l’autre attend les opérations et, sans ciller, la mort. Aucun antagonisme pour autant : dans les geôles allemandes, la jeune Grisélidis dit déjà se sentir « comme dans une tombe ». On comprend qu’au-delà des temporalités distinctes, c’est toujours de vie qu’il s’agit, mais d’une vie conçue comme une danse sensuelle avec la mort.

 

À Jardin, image d’un Eden encore immaculé, Magali Pinglaut, un peu « ado en révolte », écrit des lettres d’amour passionnées à son amant, auquel elle reproche son silence. Elle brûle encore du lyrisme d’une jeunesse qui n’a pas encore été bousillée par la vie, mais peste contre l’injustice de sa situation, étouffe et désespère à l’idée du temps perdu. C’est une Grisélidis méconnue, en contre-pied de l’image sulfureuse qu’on attend. Dans sa façon de capter les rayons avares du soleil, de s’attendrir sur ses compagnes d’infortune plutôt que de cracher sur ses geôlières, elle rappelle l’image insoupçonnée de Rosa Luxembourg, révélée par Anouk Grimberg dans ses lectures des lettres de la révolutionnaire. Sa langue : une poésie incantatoire, boursoufflée de métaphores d’une noirceur rutilante. À ses côtés, les figures de son devenir sont plus triviales dans leurs évocations : Judith Magre décrit par le menu les symptômes du cancer et les affres de l’âge, Françoise Courvoisier lit dans le fameux carnet noir de la péripatéticienne consciencieuse les pratiques préférées de ses clients.

 

C’est aussi là que se loge la poésie de Grisélidis : dans ces anecdotes et ces scènes de vie, sordides, cocasses ou charmantes, qui s’empilent dans sa mémoire de collectionneuse, à la manière des menus bibelots sur la table centrale. L’impossibilité de se projeter dans un avenir nouveau, aussi bien que les joies du sexe, focalisent la poétesse sur l’« ici et maintenant » le plus concret. Mais la figure exacerbée portée par Magali Pinglaut permet de révéler la sensibilité et les faiblesses du personnage, parfois cachées derrière les anecdotes et la dignité de ses voisines. Elle est pour ainsi dire la part d’ange, l’âme immaculée de la jeune Grisélidis, toujours vivante dans la conscience de l’aînée. En contrepartie, elle doute de trouver « des phrases claires et intelligentes » devant ses juges : les consœurs de son devenir lui donnent ainsi leurs voix.

 

Les transitions de l’une à l’autre font fusionner les couches de vie, pour obtenir une image en relief du personnage. Elles produisent aussi des collisions de sens, parfois cruellement ironiques. Certaines remarques désillusionnées de la maturité révèlent ainsi les déceptions à venir, en réponse aux espoirs de jeunesse. Françoise Courvoisier énumère ses fidèles de la journée – et la lumière transite sur Judith Magre trinquant au porto en l’honneur d’un dernier client inespéré !

 

Le zigzag temporel est parfois ponctué par des instants d’osmose synchronisés : les trois femmes refont au rouge le tour de leurs lèvres solidaires, elles allument une bougie, s’abandonnent aux airs d’oud et de tambourins de la musique orientale. Autant de signes qui rappellent qu’au-delà des contrastes, le même caractère et les mêmes idéaux persistent chez Grisélidis. La révolte camusienne de la jeune femme éperdue de sens se prolonge dans les coups de gueule de la prostituée engagée.

 

Mais la tendresse habite aussi transversalement les trois images de Grisélidis, qui tombe amoureuse comme une gamine à septante ans passés. Malgré sa gouaille bravache, la princesse des Pâquis garde même une cabotinerie de petite fille, et donne des surnoms tendres ou moqueurs à ses adeptes. À son comptoir, elle rêve toujours d’avoir un jour une maison, et au soir de sa vie, d’associer un petit chien à sa solitude. On songe à Nana de Zola, aux châteaux en Espagne qui éclairent le quotidien sordide de la courtisane. La coquetterie de la jeune fille n’a pas non plus de limites d’âge, et trouve un écho dans les poses rhétoriques de la polémiste.

 

Quand Françoise Courvoisier prend le micro face au public soudain mis en lumière, pour casser du petit Jésus, quand Judith Magre s’insurge contre Sarko, auquel elle ferait bien « bouffer sa queue au poivre de cayenne », les spectateurs rigolent un peu gênés : l’insurgée gueule ce qu’on pense tout bas, mais elle ira toujours plus loin que ce qu’on ose concevoir. Au-delà du militantisme, un goût prononcé pour l’inversion des valeurs traditionnelles la gouverne : « Nous les putes, on ira directement au Paradis, l’enfer on a déjà donné », clame celle qui n’hésite pas à décrire comme des traînées « les femmes comme il faut », et à dénoncer en vrac les Européens qui ont « prostitué leur âme » : mieux vaut « prostituer son cul »... Petit rappel du magnifique roman Le Noir est une couleur, dans lequel l’auteure joue des paradoxes chromatiques, pour voir dans « la race noire » l’espoir d’une Humanité encore préservée de la corruption et du vice.

 

À la sortie d’un spectacle aussi fondamentalement théâtral, parce qu’assumé dans l’immédiateté incarnée du dire, on se découvre encore étonnamment une soif énorme de lecture...


 

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