LES PARFUMS DE NOTRE ENFANCE


ODE AU GOÛT


LES PARFUMS DE NOTRE ENFANCE
 

Propos de Michele Millner


Tout au long de notre vie les parfums et les goûts de notre enfance sont présents dans notre mémoire.

Combien de fois est-on surpris par des souvenirs enfouis au plus profond de nous. Nos souvenirs nous guettent patiemment et, au moment le plus inattendu ils surgissent, parfois délicatement comme l’odeur des mains de ma grand-mère, parfois violemment comme ma petite sœur cachée sous le lit qui attend pour me faire peur.

Basilic. Albahaca. Un nom espagnol avec ses airs et sa sonorité arabe que j’adorais dans mon enfance chilienne. Là-bas, cette arôme se retrouvait dans tous les mets.

À dix ans j’ai dû quitter le Chili. À notre arrivée en Australie, au début des années septante, nous ne trouvions pas de basilic. Cela n’existait pas dans la nourriture anglo-saxonne.

Un jour beaucoup plus tard, dans le quartier italien de Sydney, j’ai tout d’un coup senti une odeur que je connaissais, mais je ne savais plus d’où et je me suis mise à chercher.

Je me suis approchée d’un jardin et un vieux monsieur m’a ouvert la porte de son potager. Les tomates étaient magnifiques mais ce n’était pas elles qui m’avaient fait pleurer, ni les oignons de printemps qui se trouvaient juste à côté. Il m’a tendu la main et j’ai senti l’odeur. « Basilico » m’a-t-il dit et j’ai senti sur ses doigts un des plus purs parfums de mon enfance.

Albahaca est un voyage avec:

1 femme qui cuisine

2 femmes qui disent et qui chantent
1 musicien qui joue des saxophones et coupe des oignons

1 musicien qui joue de la guitare et allume le feu
1 musicien qui joue des percussions et prépare le bouillon

À la fin de la soirée, les spectateurs qui le souhaitent peuvent déguster le plat mijoté en compagnie des artistes.

 


 

ODE AU GOÛT
 

entretien avec Michele Millner réalisé par Katia Gandolfi

Albahaca agit à la fois sur notre palais et sur notre mémoire. Un voyage, haut en saveurs et odeurs, qui nous plonge dans le souvenir. Souvenir de l’exil, souvenir de l’abandon de sa culture, mais aussi de sa réappropriation à travers la musique, la poésie et la nourriture.

 

Comment est né ce projet ?

L’idée de base de Albahaca est la cuisine comme expression symbolique de rencontre, partage, discussion, communion. Au Chili, comme dans diverses autres réalités culturelles, les réunions familiales, sociales, amicales ou politiques se font autour d’un plat.

J’avais envie de transposer ce moment crucial dans cette création. J’ai donc imaginé de convier, à la fin de la représentation, les spectateurs à partager le repas afin d’échanger les impressions, les goûts ou encore les recettes. Le plateau devient alors un lieu de dialogue. Car pour moi, le théâtre se fait avec les autres, il ne s’achève pas à la tombée du rideau, il se prolonge, il s’infiltre en quelque sorte dans les interstices de la vie.

 

De même que chez Proust[1], la nourriture agit comme déclencheur de souvenirs ?

En menant ce travail sur la cuisine, les saveurs et odeurs de mon enfance ont ressurgi et avec elles mes souvenirs que j’ai ensuite voulu retranscrire. Toute une époque également s’est réveillée, celle de l’histoire chilienne avant le coup d’État de 1973. Une époque d’euphorie et d’espérance.

 

Une composante essentielle d’« Albahaca » est la musique, quel rôle joue-t-elle dans vos créations… un substitut de la parole ?

La musique a jalonné mon parcours professionnel et personnel, dès le début elle a été partie intégrante de mes créations. Après une formation de chanteuse lyrique en Australie, j’ai suivi les cours de théâtre de Jacques Lecoq à Paris. Suite à diverses expériences musico-théâtrales, notamment l’adaptation de Las Décimas de Violeta Parra, j’ai décidé de poursuivre cette recherche avec mes compagnons de longue date, Yves Cerf, Sylvain Fournier et Paco Chambi, qui cette fois-ci ont composé la musique du spectacle.

Parfois les mots ne suffisent plus. La musique prend le relais et fait office de médium dans la transposition de nos sentiments et des émotions. Rage ou désespoir, amour et mélancolie, horreur ou beauté : pour chacun une note différente.

À la mort de Salvador Allende et après l’instauration de la dictature, on ne pouvait plus parler, les sons ont alors remplacé les mots.

La musique non seulement véhicule des idées, mais elle permet également une communion. Elle joue le même rôle que la maizena dans la cuisine, elle lie les histoires entre elles. 

 

La poésie comme moyen de transmission…

La musique du spectacle est inspirée par mes propres poèmes et par deux écrivains majeurs de la tradition littéraire chilienne, Pablo Neruda et Gabriela Mistral. Au Chili, comme partout en Amérique latine, la poésie, comme le chant, sont des formes d’expression très populaires. À l’image des dizains de Violeta Parra, j’ai voulu recueillir quelques éléments autobiographiques sous forme de vers chantés. La transmission orale peut se révéler fondamentale car sa cadence, son rythme, sa texture dans sa forme poétique ou musicale, évoque des images, suggère des sensations et divulgue des histoires qui dépassent parfois l’écrit. Et surtout, elle reste vivante, car elle est toujours en mouvement et en devenir.

 

Les souvenirs, le retour au passé, sorte d’exorcisation de l’exil ?

Mon objectif n’est pas d’exorciser le passé, mais au contraire d’apprendre à l’intégrer et à évoluer avec toutes ses contradictions.

Je voulais partir du petit, un souvenir, un petit fragment du passé, pour embrasser une sorte d’universalité. L’exil, l’émigration, une réalité vécue par de nombreuses personnes, en Suisse comme ailleurs.

Dans ce sens, il ne s’agit pas d’un spectacle passéiste car il est éminemment rattaché aux problèmes actuels liés à l’émigration : le déracinement, l’exclusion, la multiculturalité, la langue. D’ailleurs, le choix d’une représentation bilingue n’est pas anodin. Un dépaysement s’effectue à travers la langue et met le spectateur dans la situation de l’émigré. Le but n’étant pas celui de l’exclure, mais au contraire de l’accompagner, à travers la musique, et de lui transmettre le sentiment complexe de double appartenance culturelle.

 

Mon intention est de créer un spectacle qui pose des questions, qui ouvre des petites brèches dans nos mémoires et provoque des sensations diverses. Ce que j’ai vécu lors de mon enfance au Chili, cette effervescence et cette attente impatiente de changements, chacun peut l’imaginer, particulièrement à une époque d’instabilité économique, sociale et politique comme celle d’aujourd’hui.

Dans un monde qui se déshumanise, il devient de plus en plus difficile de transmettre sa propre histoire et d’écouter celle des autres.

 


[1] Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, Pléiade, p. 46

« Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés depuis si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot - s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des autres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »

 


 

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